Alors, rush ou pas rush ?
Hier soir, je suis arrivé 67e sur 170 du 500 euros de l'ACF (28KE au premier).
J'en vois déjà certains qui se disent « marre des non-événements », et ils ont bien raison. Si je devais raconter ce qui s'est passé dans tous les tournois où j'ai dépassé la moitié du field, je ne ferais qu'écrire - idem si je ne devais raconter que ceux où je n'ai pas atteint cette moitié !
Non, si j'en parle ici, c'est parce qu'il y a une croyance parmi les joueurs qui est celle du « rush ». Ce n'est pas une blague. Jusqu'à l'extraordinaire Doyle Brunson qui écrit, dans son non moins extraordinaire POKER SUPER SYSTEM (à paraître début novembre) :
« Si vous devez avoir un rush, alors vous devez le laisser venir, vous devez le favoriser. Pour ce faire, vous devez être sur le pont, et non dans votre cabine en train de dormir. J'ai l'habitude de foncer dans un coup sans même regarder mes cartes si j'ai gagné le coup précédent. Et si je gagne ce deuxième coup, je ne baisse pas les bras : je remets ça au suivant, et ainsi de suite ! C'est ce que j'appelle le rush : je joue tous les pots jusqu'à ce que j'en perde un. Et dans tous ces coups, je flambe plus que je devrais. Si vous ne jouez pas de cette manière, vous n'aurez pratiquement jamais de rush. Je sais que les scientifiques ne croient pas en cette notion de rush, et pourtant il arrive qu'un rush vous amène la fortune. Parmi les joueurs de haute volée que je connais, il n'y en a qu'un seul qui ne croit pas dans l'existence des rushes. Il a tort, de même que les scientifiques. »
Vu sous cet angle, on voit bien que le « rush » n'est pas le même pour tout le monde. Pour la plupart des joueurs qui défendent la thèse du rush, il s'agit la plupart du temps d'une série de coups heureux. Ils surfent sur la vague. Ce sont les Hawaïens du tapis vert. Les Champs-Elysées, c'est la plage de la Chambre d'Amour, à Biarritz. Et le reste du temps, quand on les entend gémir dans les couloirs, ils sont « noirs de chez Noir ». C'est le rush inverse, nettement plus long et dévastateur que le rush gagnant.
Alors que chez Doyle, un rush s'entretient, il ne se subit pas. Si tu attends le voleur au coin du bois, il va finir par te trouver. Doyle, lui, s'arme jusqu'aux dents et va débusquer le voleur pour lui faire la peau. Il prolonge son propre rush. Il lui donne un effet de levier en passant par son image à la table.
Bref, venons-en à ce qui s'est passé hier soir. En fait, cela tient en 3 mouvements.
Premier mouvement : ManuB me fait douter
Table 12, siège 3. Je m'assois avec une demi-heure de retard. Mais, comme me le dit Jupiter rigolard, « ils ont changé la structure : le premier niveau dure une heure au lieu d'une demi-heure et ils ont ajouté le niveau 75-130 ». Un effet de la discussion enflammée qui a lieu sur le forum de l'Ecole Francaise de Poker, discussion consacrée à la pauvreté des structures de tournoi des casinos et de certains cercles ? Peut-être.
A ma table, diamétralement opposé, ManuB, auteur du fameux POKER PASSER PRO. Quelqu'un que je connais bien et dont je connais assez bien le jeu. Il a pris dès le départ sa deuxième cave (c'est un tournoi « double-chance ») et j'ai fait de même, pour avoir un meilleur confort dans mes relances. Beaucoup ne l'ont pas fait, donc ils sont contraints à attendre le coup heureux et à serrer le jeu.
Dès le début, mes cartes sont lamentables. 6-3, 10-4, 9-5 se relaient indéfiniment. Mon tapis descend tout doucement, tout doucement car les blinds en sont encore de 25-50.
Au niveau 50-100, ManuB qui est UTG envoie son tapis de 2.300 environ. J'ai 7-7. Je compte le mien : 5.800. Je sais qu'il est capable de voler les blinds de cette manière avec une main quelconque. D'un autre côté, s'il a une main qui n'est pas quelconque, je suis au mieux en coin-flip avec ma main parce qu'il n'a sûrement pas joué avec 6-6, mais plutôt une main de type A-Q. Finalement, vu ma profondeur de tapis, je paie, il abat 8-8 et gagne le coup. Brice Cournut, au BB, explique que si je n'avais pas payé le tapis, il l'aurait fait lui-même avec A-J, et il aurait éliminé Manu car le tableau contenait un Valet.
Mon tapis n'est plus bien joli à voir, mais enfin je ne suis pas aux abois et je serre le jeu. Mode « voleur au coin du bois ».
Deuxième mouvement : le poker au carré
Au niveau 100-200, je suis au bouton avec A-K. La première belle main de la soirée, mis à part A-J que j'ai dû coucher après une relance préflop appuyée. Mon voisin de droite, un agressif, relance à 650. J'envoie immédiatement le tapis à 2.500. Chose inattendue, le BB envoie lui aussi le tapis à 1.200 environ. Je me frotte les mains... jusqu'à ce que je voie mon voisin de droite qui paie lui aussi. Il retourne K-K, le BB abat 10-10. Je suis outsider ! Aïe... Surtout pas de 10 ni de Roi au tableau, et un As, please ! Ca en fait des conditions... J'ai au moins bon espoir de voir un As au flop car les As sont vivants.
Mais le flop est retors :
5-5-Q
Je me lève déjà, quand le reste du tableau arrive :
5-5
Il y a un carré au tableau, et c'est moi qui gagne avec mon As ! Mon simple petit As de rien du tout !
Je ne me souviens pas avoir gagné un coup de cette manière, et cette victoire est d'autant plus douce que j'y risquais mon tournoi. Je retrouve un beau petit tapis de plus de 6.000, à peu près le tapis moyen du tournoi. Dès cet instant, je vais enfin pouvoir installer mon jeu et jouer la position. Je vais voler au moins une dizaine de pots au flop de cette manière.
Troisième mouvement : pour deux As de plus
Nous en sommes cette fois au niveau 300-600 avec antes de 500 et il ne reste que 7 tables. Il est près d'une heure du matin et les nombreux joueurs qui se sont succédés à notre table ont fait des passages-éclair ou s'y sont installés en renforçant leur tapis. Parmi eux, un jeune que j'ai déjà vu plusieurs fois dans les tournois, assis à la place qui suit celle où se trouvait ManuB (qui a sauté entretemps, suivi de peu par Cournut). J'ai un tapis de 12.000, à la moyenne, et ce gars-là a un peu plus, 13.000 environ. Sur ce coup précis, je paie le petit blind, et à ma gauche est assis le chip-leader du tournoi, un joueur étonnamment conservateur doté d'environ 45.000.
Le jeune envoie 1.850, mais ça fait deux fois qu'il le fait en 5 coups et je me doute que ce n'est pas toujours un signe de force. Les autres passent, et je prends connaissance de ma main : . Mamma mia ! Et noire en plus ! Cela fait une éternité que je n'ai pas vu de paire d'As. J'ignorais que je pusse un jour encore y avoir droit. Eh bien si, la preuve.
Maintenant, résumons : il y a à ma gauche le BB qui a 1.250 à ajouter, et c'est le chip-leader mais ce n'est pas un agressif. Le pot est de 3.250, le relanceur n'a pas forcément une très bonne main et il a un peu plus de tapis que moi. La question qui se pose est de savoir si je relance ou non. Je dois le faire si je soupçonne que le BB va entrer dans le coup. Sinon, je PEUX m'abstenir de le faire pour checker au flop et laisser le relanceur préflop ouvrir, pour ensuite lui balancer mon tapis.
C'est cette solution que je choisis. Car s'il a un jeu moyen, du style A-J ou K-9, il ne va pas payer ma relance préflop et je n'aurais pas gagné un beau pot. Tandis qu'en ajoutant un peu de risque - celui de voir le flop -, je peux gagner un pot qui soit au moins le triple en taille. Comme j'ai le tapis moyen du tournoi mais un petit M de 9 seulement, c'est bien le moment de prendre ce petit risque.
J'insiste sur ce point : dans la plupart des circonstances, notamment si le chip-leader de gauche est agressif et/ou si le relanceur est hyper-solide, j'envoie tapis sans autre forme de procès avec mes As. D'ailleurs ceux qui me connaissent savent que je suis le champion de ce move, et que j'accepte sans frémir de gagner un pot minuscule avec la main-reine si ma survie en dépend.
Je paie donc les 1.550 manquants, après les quelques secondes d'hésitation habituelles et le « second checking » de rigueur, histoire de me montrer marginal en cartes.
Le BB passe, et c'est tant mieux. Jusque-là tout va bien, mon plan s'accomplit. Arrive ce flop :
Yep ! pas exactement mon type de flop, mais pas mauvais non plus. Il y a un tirage à couleur possible (j'ai le backdoor max), mais le tirage à quinte open est peu probable (T-8). Et surtout, il y a ce Roi et ce Valet, et je me doute bien que le relanceur en a un en main. Simplement je ne veux pas qu'il ait K-9, J-9, K-J, K-K, J-J ou 9-9 en main. Mais il y a tellement d'autres mais possibles (A-J, A-K, A-9, K-10, K-Q, etc.) que je suis évidemment favori sur ce flop. Tout ce que j'ai à faire est un check-raise. Car il va de soi qu'il va ouvrir.
Donc je checke, et il ouvre. De 4.000. Ouverture de hauteur classique. Evidemment j'envoie le tapis.
Je m'attends à ce qu'il consulte encore ses cartes d'un air embarrassé et m'abandonne le pot, mais non. Il paie illico. Aïe. Pour faire ca, il a brelan ou deux paires, ou éventuellement A-K, ce qui ferait mes affaires.
Eh bien non, les gars. Il a Q-10 ! Quinte au flop ! Je me souviens bien des acclamations autour de la table, tu parles si je m'en souviens, et de l'air un peu honteux du joueur. Mais je ne me souviens ni de la turn ni de la river. Ce que je peux dire, c'est qu'elles ne m'ont pas fait gagner le pot.
So what ?
Ce n'est pas le flop monstre que l'adversaire touche qui me fait écrire ces lignes. J'en ai recus, j'en recevrai encore, et même j'en assènerai moi aussi. Ce n'est pas le sujet. La morale de cette histoire, c'est qu'une fois de plus, je ne crois pas dans les rushes, ou éventuellement dans ceux de Doyle Brunson, les rushes que l'on ressent quand on est un très grand joueur et qu'on est capable de les entretenir ensuite.
Comme tout le monde j'ai eu des soirées où RIEN n'est rentré (à part moi-même, au bout d'une heure ou deux, sans un sou vaillant en poche), et d'autres où TOUT est rentré, même le plus inattendu. Mais pour moi ce ne sont pas des rushes, ce sont les aleas du poker. Parce que dans 90% des cas, les parties sont balancées, et il n'y a pas de rush qui tienne.
Ce fut une fois de plus le cas hier soir. Ce carré énorme au flop qui me fait battre deux adversaires à la river est à la hauteur du coup dans la tete que je prends avec mes As. Que, d'ailleurs, j'aurais sûrement sauvegardés en sur-relançant préflop, mais c'est un choix stratégique sur lequel je me suis déjà exprimé.
Certains peuvent se dire que c'est bien dommage d'avoir perdu 500 euros de cette manière. Mais j'en ai vu beaucoup d'autres qui les ont perdus de bien pire manière hier. Et puis rectifions : ce n'étaient pas 500 mais 200. En effet, en arrivant au tournoi, j'ai fait ce qu'on appelle un « last longer » avec trois autres joueurs, dont Jupiter. Nous avons mis chacun 100 euros pour une dotation de 400 qui serait gagnée par celui qui durera le plus longtemps dans le tournoi.
Et ce fut moi.