Etes-vous assez patient au poker ?
"Je ne sais pas ce que je j'attendais, mais quelque chose me disait d'attendre"
Raymond Chandler, Le Grand Sommeil
La patience est une des grandes qualités du gagnant au poker. Mais ne croyez surtout pas que cela consiste à rester les bras croisés en attendant de recevoir un membre du « trio infernal » ! Au contraire, quand vous serez hors du coup, ce qui sera le cas dans 80 à 90% du temps, vous aurez au moins trois choses à faire :
- évaluer les différents tapis car ceux-ci évoluent au fil des pots gagnés et perdus ;
- essayer de glaner des signes, des « tells », c'est-à-dire des indices qui révèlent le psychisme d'un joueur dans un moment particulier : quand il relance notamment, ou qu'il ouvre à un grand montant ;
- essayer de cadrer la façon de jouer de vos adversaires, leurs "betting patterns", surtout quand vous avez la chance d'assister à des abattages ; car alors il est facile de « remonter » le coup depuis le début et de savoir si le joueur s'est comporté comme un attaquant, comme un suiveur ou comme un inconscient. Comme tout abattage implique la présence d'au moins deux joueurs, vous aurez alors des informations utiles sur ces deux joueurs à la fois.
Je me suis souvent demandé pourquoi les fines cuisinières passaient tant de temps à préparer des plats compliqués et savoureux, qui allaient disparaître dans des gosiers affamés en l'espace de quelques minutes. « Confectionner des îles flottantes, ce n'est pas compliqué », m'expliquait l'une d'elles. « Mais c'est assez long. Il faut bien une heure pour un litre de crème anglaise, donc pour un dessert de quatre personnes. C'est avalé en moins de dix minutes. »
J'étais admiratif, mais pas autant que pour un Joe Hachem, gagnant WSOP 2005, et probablement le joueur qui le plus souvent jeté ses cartes en finale.
Ne pas s'user quand on jette ses cartes, inlassablement, c'est admirable. Mais c'est plus admirable encore d'utiliser ces « temps morts » pour rassembler le maximum d'informations sur ses adversaires. C'est ce que Joe a fait, et ce pour quoi il mérite son titre.
Quand on est dix à table, on reçoit en moyenne une grosse main par tour de donne. Mais les caprices du hasard font que l'on peut n'en recevoir aucune en trois tours de donne... c'est-à-dire en 30 coups consécutifs ! Qui peut se targuer de ne pas s'impatienter une seule fois en 30 coups ? En tournoi live, 30 coups représentent à peu près une heure... donc une ou deux paliers... alors que le standard pour se maintenir est de gagner au coup par palier ! Comment, dans ces conditions, ne pas résister à jouer un J-9 ou K-8 en fin de parole ? A vous de choisir : si vous résistez, vous allez sans conteste améliorer votre chance d'avancer dans le tournoi.
Quand j'insiste auprès de mon amie cuisinière pour qu'elle m'en dise plus sur le paradoxe qu'elle vit à chaque fois qu'elle sert ses délicieuses îles flottantes, elle me répond : « Rien ne se fait sans un minimum d'efforts. Il ne faut pas penser au temps et aux efforts que l'on va dépenser, il faut penser à l'objectif. Mon objectif, c'est de satisfaire mes convives. S'ils sont heureux, si je leur ai apporté le plaisir de la table pour une soirée, alors je suis comblée parce que je sais que vis à plein sur cette planète. »
Vous aussi, pensez à l'objectif. Si le temps qui passe ne vous presse pas encore, alors prenez votre temps et rentabilisez-le en observant les coups auxquels vous ne participez pas. Ce n'est pas parce que vous n'entrez pas en jeu que vous ne participez à la partie. Au contraire, vous en tirez les informations les plus précieuses. En tournoi, votre objectif est de le gagner. Pour ce faire, vous devez rester en jeu le plus longtemps possible.
Discipline de fer dans le tournoi 150 avec blinds 1-2
Il y a quelques années, le tournoi mensuel du ClubPoker à l'ACF se jouait avec une cave de départ de 150 et un premier niveau de blinds 1-2. Dans ce tournoi, chaque niveau durait 30 mn et les 4 premiers niveaux étaient :
1-2
2-4
3-6
5-10
Les véritables « moves » se faisaient à partir du troisième niveau, et de façon définitive à partir du quatrième. Environ 30% des joueurs sautaient dans les trois premiers niveaux.
On pouvait imaginer de ne jamais jouer tous les coups des trois premiers niveaux, ou de ne les jouer qu'avec une main exceptionnelle : A-A, K-K ou A-K et sans risquer le flop dangereux. Dès lors, en appliquant cette stratégie draconienne, si je ne joue aucune main de ces trois niveaux, combien va-t-il me rester au début du quatrième, quand les choses sérieuses vont commencer ?
L'avantage du début de tournoi est que les tables étaient archi-pleines : 11 joueurs (eh oui !). Puis, elles passaient à 10, et enfin à 9. Donc dans les trois premiers niveaux, la rotation des blinds se faisait très lentement. Si chaque tour prenait 20 minutes (c'était le cas observé), chaque niveau prenait 1,5 fois les blinds.
Donc :
4,5 jetons pour le niveau 1
9 jetons pour le niveau 2
22,5 jetons pour le niveau 3
Soit en tout : 36 jetons. Sur les 150 du départ, il restait donc un tapis de... 114. C'est-à-dire 11 blinds du niveau suivant, soit un M de 7 environ, quand le tapis moyen était de 180 et le M moyen de 12. On pouvait estimer que c'était encore suffisant pour assurer une bonne fold equity au all-in, donc pour pour adopter la technique du all-in en fin de parole quand il y avait un ou deux limpers et quand on avait en main un As, une paire ou deux cartes au moins égales au 10.
C'est bien sur une technique extrêmement conservatrice, mais le moment de l'inflexion où l'on décide d'envoyer le tapis surprend les adversaires et s'avère rentable. Un ou deux coups suffisent pour rattraper le retard en jetons et revenir avec un tapis élevé, quand la plupart des risque-tout, eux, sont déjà éliminés, ce qui rend l'adversaire moyen plus facile à lire et à gérer.
C'est d'ailleurs une stratégie largement profitable en Sit&Go, tant qu'il y aura des joueurs agressifs en début de tournoi. Elle requiert une patience d'orfèvre... mais c'est un excellent entraînement pour apprendre cette patience qui fait défaut à tant de joueurs.