L'allié tacite
SE LIGUER TACITEMENT CONTRE UN ADVERSAIRE
Dans le dernier numéro de Card Player (le n°19/14), le chroniqueur Matt Lessinger revient sur un coup–charnière du Championnat du Monde 2005, celui qu'été gagné l'Australien Joseph Hachem. Je voudrais m'y arrêter aussi car je trouve qu'il est exemplaire de la gestion de fin de tournoi.
Le coup intervient quand il reste trois joueurs :
- Hachem : 27 M$ au blind ($120K)
- Barch : 6 M$ au surblind ($240K)
- Dannenman : 23 M$ au bouton
(Photo : Barch, Dannenman, Hachem.)
On note l'extrême profondeur des tapis : même le moins riche possède plus de 20 surblinds, soit un "indicateur M" d'environ 13 en incluant les antes. Autrement dit : rien ne presse encore, personne n'est "à la ramasse" même si la vigilance s'impose comme toujours.
La donnée de la profondeur comparée des tapis est essentielle en fin de tournoi. Voilà deux joueurs dotés d'un tapis proche et qui, à eux seuls, concentrent près de 90% des jetons. Je voudrais apporter un complément à l'article de Matt à ce propos. Cette situation particulière pousse les deux chip leaders à s'unir tacitement contre le troisième pour le pousser hors du tournoi. Ce n'est pas de la tricherie, c'est de bonne guerre, et si Barch était à la place de Danneman, ce dernier ne trouverait pas la démarche injuste.
(Note en passant : Bob "The Coach" Ciaffone, dans la dernière version – n°7 - de ses “Robert’s Rules of Poker", considère cette association impromptue comme non éthique. Comme quoi il y a débat et les avis divergent sur cette question.)
Mais une telle configuration a aussi un avantage pour le pourchassé : s'il gagne un coup, au lieu de doubler, il triple son tapis, ce qui a le double avantage de le renforcer tout en affaiblissant financièrement ses adversaires.
Hachem sous-joue
C'est à Dannenman de parler en sa qualité de bouton. Il possède 7k-7p, main très forte à ce stade du jeu. Il fait une relance standard à 750K. Aucun commentaire, l'enchère n'est pas discutable.
Hachem possède Jp-Jk, main encore plus forte. Hachem se contente de payer. Enchère très curieuse a priori, car n'oublions pas que le flop contiendra As, Roi ou Dame dans environ 58% des cas, ce qui va mettre sa paire plus d'une fois sur deux en difficulté. Dans cette situation, surtout contre un joueur qui a relancé, il vaut mieux essayer de sur-relancer pour arracher le coup. Ce n'est pas le cas en début de tournoi où le fait de suivre simplement avec J-J coupe toute sur-relance adverse. Mais c'est le choix d'Hachem, et on sent bien ici qu'il cherche à piéger.
Choix cornélien pour Barch
Vient le tour de Barch. Ce joueur a subi de multiples coups durs précédemment, ce qui explique son petit tapis – à l'inverse d'Hachem qui, lui, revient de l'enfer : il a attaqué la finale avec un tapis ridicule et se retrouve maintenant chip-leader.
Ici Barch possède A-6 dépareillés, main moyenne en temps normal, mais forte quand il reste trois joueurs. Mettez-vous un instant à la place de Barch : Danneman semble avoir un jeu, Hachem ne semble pas menaçant et le pot contient déjà 2M. Barch peut se contenter de payer, mais a priori seul un flop comportant 6-6 ou A-6 peut le sauver car il lit évidemment un As chez au moins un adversaire : un flop avec un As sec le condamne avec un kicker trop faible, et si cela arrive, c'est une fin de tournoi frustrante. Payer n'a donc pas de sens. Son vrai choix est de passer en attendant un coup mieux contrôlé ou de relancer.
Passer ne serait pas idiot. Le tapis de Barch est assez profond et, en plus, il y a apparemment du jeu chez les adversaires.
Relancer serait risqué mais envisageable, d'autant que la configuration est assez curieuse :
- d'un côté, Dannenman serait "pris en sandwich" entre Barch et Hachem : suivre une relance de Barch serait pour lui assez risqué car Hachem pourrait suivre, voire même sur-relancer après lui, en sa qualité de chip leader;
- d'un autre côté, si Dannenman passe, Hachem serait seul à pouvoir suivre, or rien ne dit qu'il le ferait car il n'a pas relancé préflop; d'autant que s'il paie et perd le coup, il n'est plus chip-leader !
Oublions un peu les mains des adversaires de Barch et mettons-nous à sa place. Devant les enchères préflop, avec A-6, il y a une bonne probabilité pour que, si Barch relance all-in, les deux adversaires passent tous les deux. Si Barch arrache le pot, son tapis passe alors de 6 à 7,5 M.
C'est peut-être là qu'est l'erreur de Barch. Car en effet, il relance all-in ici. Il mise donc ses derniers 6M pour en gagner seulement 1,5 à l'arrachage. Il se doute bien qu'un adversaire va payer, auquel cas que seul son As va lui servir pour toucher une paire gagnante, les autres améliorations étant peu probables. Mais cette éventualité le ferait passer de 6M à 13M, et le remettrait dans la course. C'est sans doute cette considération qui le pousse finalement à relancer all-in.
La décision est dure à prendre ici et je vous demande de vous mettre un instant à la place de Barch. Il est bien sûr sur un coup dangereux mais il tient une occasion de doubler.
Mon avis personnel est que je n'aurais pas relancé à sa place, du fait de la profondeur de mon tapis qui me permettait de voir encore une dizaine de mains sans me ruiner. J'aurais simplement passé en attendant mieux. En revanche, si j'avais été premier attaquant, j'aurais évidemment relancé. Mais ce n'est que mon avis…
Donc Barch fait all-in à 6M.
Au passage, dès l'instant où il a décidé de relancer, la seule relance acceptable est la relance all-in. Il veut arracher le coup ou, au pire, ne garder qu'un seul adversaire. En relançant au quart des tapis adverses, il les met au pied du mur : s'ils paient, cela reste une enchère dure à payer.
La ligue sacrée
Dannenman réfléchit, puis paie. De prime abord, cette réaction s'explique plutôt mal. Et là encore, mettons-nous à la place du joueur. Il a une paire moyenne, le petit tapis fait all-in (on le voit bien avec un As) et en plus, le joueur suivant, Hachem, s'est contenté de suivre précédemment. Tous les éléments sont rassemblés pour, au contraire, relancer et rechercher le tête-à-tête final contre Barch.
Seulement voilà, et on en revient à ce que je disais en début d'article : en se contentant de payer, Dannenman choisit la voie de la ligue. Son enchère non-agressive "propose" à Hachem une ligue tacite contre Barch dans le but de terminer le coup à deux contre un pour se donner deux fois plus de chance de l'éliminer du tournoi. Si Danneman, au lieu de payer, avait sur-relancé, par exemple à 12M (sur-relance minimum), Hachem aurait très probablement passé pour laisser Danneman faire le boulot d'éliminer Barch.
Hachem accepte la proposition tacite de Danneman et paie lui aussi.
Dès lors, le pot contient 18M et celui qui le gagnera s'enrichira de 12M supplémentaires. C'est donc vraiment un coup charnière.
Hachem étonne encore
Voici le flop : 10-3-2 bicolore.
Check, check. La non-agression s'installe entre les deux hommes. Hachem, qui est premier à parler et possède une over-pair, c'est-à-dire un jeu puissant et probablement le meilleur jeu de son point de vue, préfère risquer de perdre à l'abattage en n'ouvrant pas. Cette attitude est discutable à mon avis : il est peu probable que Barch soit meilleur que Hachem à cet instant. Quand on est dans un accord tacite contre un troisième, si le flop amène un gros avantage à un des joueurs, il n'est plus de son intérêt d'offrir une carte gratuite car le but final -- éliminer le troisième larron -- est déjà quasiment atteint.
Ici, en maintenant Dannenman sur ce coup, Hachem prend le risque de se faire battre par une couleur à carreau, par exemple. Je le répète, Hachem a 12M à gagner sur ce coup et en maintenant Dannenman, il diminue sérieusement ses chances de les encaisser. Du fait de son gros jeu, s'il ouvre et s'il éjecte Dannenman du coup, d'un côté il s'assure quasiment un gain important, et de l'autre, il diminue peu la probabilité d'éliminer Barch. La cote est donc favorable à une ouverture de la part d'Hachem pour faire passer Danneman.
Selon moi, ce check reste l'annonce la moins explicable de ce coup.
Les alliés l'emportent
La turn : Q.
Check, check. La carte qui gêne considérablement Hachem. Ses Valets ne sont plus favoris, et cette fois le check est inévitable de sa part, sauf à tenter un arrachage qui n'a aucun intérêt à ce stade pré-ultime du tournoi.
La river : 9. La tableau est rainbow (quadricolore), donc aucune couleur possible.
Check, check.
Intervient l'abattage. Barch est éliminé, Hachem gagne et passe à 39M, et Dannenman passe à 17M.
Cette situation est exactement de celles que j'examine dans mon Atelier poker consacré aux fins de tournoi. Lessinger rappelle que, si Dannenman avait trouvé son 7 au tableau et si ses adversaires n'avaient pas trouvé d'amélioration supérieure au brelan de 7, il aurait éliminé Barch et aurait remporté un pot qui aurait renversé le rapport de force en le propulsant chip-leader au taux de 35M contre 21M pour Hachem. Cela lui aurait peut-être permis de remporter le titre à la place de Hachem et ce coup aurait été beaucoup plus analysé par les observateurs.
Mais avec des "si", on mettrait tout Las Vegas dans un cercle parisien…
Un dernier mot sur le formalisme. Sur le coup que nous venons de voir, Hachem est blindeur et Dannenman est au bouton. Comme le surblindeur est éliminé, le surblind revient à Danneman pour le coup suivant, le premier coup du duel final.
Ce qui veut dire que, tout aussi naturellement, Hachem reçoit le bouton et paie le blind simple. Ce qui signifie aussi que Hachem paie deux coups de suite le petit blind… Exception habituelle quand on passe de 3 à 2 joueurs.