Affaire Phil Ivey : la suite
La plainte déposée par le casino Borgata d’Atlantic City dont j'ai parlé dans mon premier article vient d'être rendue publique. Elle totalise 60 pages, et franchement, elle prête à rire à certains endroits. Elle vise Phil Ivey, mais aussi le fabricant de cartes Gemaco, ainsi que la partenaire d’Ivey, Cheng Yin Sun, qui l’accompagnait lors des sessions gagnantes.
Voici le détail des gains d’Ivey, c’est étourdissant :
– $2.416.000 le 11 avril 2012
– $1,597.000 début mai ; il a joué 56 heures en misant en moyenne $36.000 par main.
– $4.787.000 le 26 juillet 2012 en une session de 17 heures. Il a pu négocier un plafond de $100.000 par main. Sa mise moyenne par main lors de la session fut de $89.000.
– $824.900 en octobre avec une mise moyenne de $93.800 par main.
Le stratagème d’Ivey a fonctionné à merveille, et il a utilisé pour ce faire un élément de base qui est la dissymétrie des cartes due à une coupe irrégulière. La coupe irrégulière des cartes est connue de tous les spécialistes du jeu, des magiciens et… des casinotiers. A vrai dire, elle est exploitée depuis très longtemps, même avant le XIXe siècle.
Une carte à jouer, fût-elle de casino et fût-ce en 2012, n’est jamais coupée vraiment au milieu des motifs. Quand le motif est constitué de petits cercles disposés les uns à côté des autres, ce qui est le cas des cartes Gemaco, la coupe d’un bord ne sera jamais tout à fait la coupe de l’autre bord. Et dans certains cas, ce défaut sera visible à l’œil nu.
Voici l’explication en image. La carte du Borgata est celle-ci (le trou au milieu signale juste qu’elle est dans le commerce) :
Rien d’anormal, pensez-vous ? Que nenni ! Je vais mettre maintenant face à face les deux grands côtés de la carte pour les comparer plus facilement :
Il est clair que la découpe ne se fait pas au même endroit : les cercles ne sont pas entamés de la même manière à droite et à gauche. Certes, cela se joue à un quart de millimètre peut-être, mais un œil exercé le remarque très vite. C’est ça le « edge sorting ».
Vous allez me dire : c’est bien beau tout ça, mais cela ne suffit pas à Ivey pour dissocier les bonnes et les mauvaises cartes. Exact ! Mais c’est là que le génie d’Ivey intervient. Il s’est fait passer pour une « baleine », c’est-à-dire un très gros joueur qui vient passer du bon temps… et qui va probablement laisser un maximum d’argent sur le tapis vert du casino. De fait, il a fait virer un million de dollars sur le compte du casino avant de venir jouer ! Et là on ne parle pas de mises de $1.000, mais de mises de $50.000 voire $100.000. A ce prix-là, les casinos sont prêts à satisfaire à peu près tous les caprices des joueurs.
Ivey en avait un : étant accompagné d’une joueuse chinoise, et connaissant les Chinois pour leur superstition, il demandait au fur et à mesure au donneur de faire pivoter d’un demi-tour les cartes qui l’arrangeaient, à savoir les cartes du Six au Neuf. De cette manière, au fil des coups, il s’est constitué un cheptel de cartes favorables reconnaissables à l’œil nu.
Au punto-banco, le joueur mise d'abord sur punto ou sur banco (ou sur égalité, mais c'est un side-bet à oublier tellement il est perdant). Puis 2 cartes sont données sur l'un et sur l'autre. Je vous rappelle l'objectif : atteindre un point qui soit le plus proche de 9, les bûches valant 0. Si vous avez plus de 9, votre main n'est pas disqualifiée mais vaut les unités (par exemple, 8+5=3). Quand un total vaut 6, 7, 8 ou 9 dès le début, il n'y a pas retirage d'une troisième carte pour essayer d'améliorer. Mais le croupier peut ajouter une troisième carte si le total est compris entre 0 et 5 (il doit même le faire selon certaines conventions).
Maintenant l'astuce. La procédure est toujours la même au départ du coup : c'est toujours punto qui reçoit la première carte, c'est-à-dire la première qui sort du sabot. Avec son stratagéme, Ivey savait à l'avance si la première des deux cartes de punto serait favorable ou pas. Pour mieux comprendre, voici un sabot prêt à donner une carte :
Même si le sabot utilisé n'est pas transparent, la bordure de la carte qui va être distribuée est parfaitement visible sur la partie avancée du sabot.
Donc c'est simple : quand la prochaine carte était comprise entre Six et Neuf, Ivey misait sur punto ; sinon il prenait une autre décision (mise sur banco, diminution de la mise…).
Des spécialistes ont calculé qu’en procédant de cette manière, Ivey, au lieu d’affronter une commission de 1%, bénéficiait d’un edge de plus de 6%… Colossal !
(On peut aussi penser à une exploitation complémentaire qui dépend du type de règles utilisées. Dans tous les punto-banco que j'ai pu observer moi-même, c'est le croupier qui décide lui-même de tirer une troisième carte ou non. Mais si une convention locale dit que le joueur a le droit de décider lui-même s'il prend ou non une troisième carte quand le total de punto est 5, là aussi la bordure de la prochaine carte décide si vous avez ou non intérêt à la prendre.)
Donc bravo Ivey ! Maintenant, peut-on considérer que c’était une tricherie ?
Je pense qu’il faut nuancer la réponse à la lumière des actes du casino. En l’occurrence, le casino a accepté d’abord des mises de $50.000, puis même des mises de $100.000. Ne nous voilons pas la face : s’il a accepté à titre exceptionnel de monter aussi haut, c’était bien pour prendre le maximum d’argent à Ivey ! Je le répète, dans ce jeu, le joueur et le casino sont adversaires, et si le casino accepte une convention différente, c’est uniquement parce qu’il sait qu’elle lui donne un avantage sur son adversaire, ou qu’au pire elle ne change rien ! Donc ici, le casino est mal placé pour porter plainte : il l’a fait en connaissant cet avantage, alors Ivey a fait la même chose : il a proposé de changer les conventions. Il n’a rien de fait de plus que le casino !
D’autre part, le casino devrait se douter qu’il y a anguille sous roche quand un joueur, aussi « baleine » soit-il, lui demande de faire pivoter des cartes neuves. Je l’ai écrit plus haut, tous les casinotiers correctement formés savent que ces cartes coupées à bord perdu ne sont jamais parfaitement symétriques. Cette demande curieuse du joueur aurait dû mettre la puce à l’oreille du donneur, et aussi du directeur de partie, car je ne doute pas une seconde qu’à une table aussi chère, il y ait eu un cadre à proximité ! Et même des surveillants dans la salle des caméras ! Tous auraient dû refuser la proposition d’Ivey ! C’est une faute professionnelle de leur part… Ils ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes…
Et le plus fort, c’est qu’Ivey ne s’y est pas pris en une fois, mais en quatre sessions de jeu ! Mais comment, en 2012, des employés de jeu peuvent-ils être aussi incompétents quatre fois de suite ? Cela me suffoque !
Bref, pour résumer, je reprends mes conclusions faites dans mon premier article, à savoir qu’Ivey n’a aucun intérêt à transiger sur ses gains, et encore moins à les rendre. Tout ce qu’il à faire, c’est plaider, et il devrait en toute logique en conserver la totalité.
En revanche, le casino devrait gagner contre Gemaco, car c’est bien le défaut de leurs cartes qui a permis à Ivey de faire ses coups d’éclat. Mais Gemaco, de son côté, aura le beau rôle de prétendre que les employés du Borgata ont fait preuve d'incompétence, voire de naïveté ! Il n'est donc pas certain que le juge condamne Gemaco à 100% des pertes…
Cette affaire me rappelle furieusement les procès intentés par le mathématicien Edward Thorp dans les années 1960 contre des casinos de Las Vegas, et par le trader Ken Uston dans les années 1970 contre des casinos d’Atlantic City. Certes, c’était du blackjack, mais là aussi il s’agissait d’exploiter une faille du système. Et allez savoir pourquoi… l’un et l’autre ont gagné. Ivey le sait.