L’Esprit du Poker, livre de l'année
Voilà un livre dont je voulais vous parler depuis longtemps, vu que je l’ai reçu en février dernier ! Mais il est tellement concentré que j’ai mis plusieurs mois à le digérer. Non qu’il soit indigeste, mais parce qu’il défriche des territoires encore jamais (ou si peu) explorés, ce qui m’a poussé à relire une deux fois certains chapitres !
L’esprit du poker… Il existait déjà sous la forme de délicieux apprêts féminins. Pour moi qui ai tapé mon premier poker-carton en 1976 dans la cour de récréation avec quelques enfiévrés de la toiture, l’esprit du poker, ça me parle… Déjà, en 2005, Frc s’était essayé à nous présenter L’Art du Poker, rude tâche – et je connais beaucoup de traités du poker « canal historique » dont un chapitre porte ce titre optimiste ! Plus près de nous, en 2009, Lionel Rosso a publié Life is Poker, qui approche aussi l’esprit du poker en ce qu’il décrit ce que le poker peut amener dans la vie de tous les jours. Pour ceux que cela intéresse, David Sklansky avait lui aussi écrit un petit pamphlet intitulé Le Poker est Bon pour vous, traduit par Jean-Paul "Jupiter" Renoux, qui prendra à contrepied, part des arguments concrets, les détracteurs les plus acharnés de notre jeu favori.
Et puis il y a eu Guy Debord, entre autres philosophe de gauche, et son court texte dédié au poker écrit en 1990. Texte d’une portée jugée suffisante par les éditeurs du volume de la Pléiade, qui l’y ont retenu, à juste raison me semble-t-il. A la fois concis et profond, il définit bien le ton du propos et son positionnement intellectuel. Si j’évoque ce texte, c’est sans doute parce que c’est celui qui se rapproche le plus du livre du jour.
D’abord l’auteur. Certains ironiseront en faisant passer Lionel Esparza pour l’érudit de service, en plus homme de radio (France Musique), musicien, licencié en lettres modernes, et pourquoi pas chef de cabinet d’Aurélie Filipetti, ce qu’il n’est pas ! Rabattez votre caquet, ignorants ! Nous tenons là, bien au contraire, autant l’érudit qu’un véritable poète qui doit à sa position de musicien de présenter un texte de haute volée doté de sa musique propre. « La petite musique de l’écrivain », comme disent ceux qui savent… et au grand dam des critiques dont on oublie toujours le nom, il faut reconnaître que les écrivains qui compte ont tous une « musique » propre.
Donc curieusement, c’est d’abord pour sa portée musicale que ce texte vaut ! Mais comme la musique peut embellir et approfondir les paroles, ici le texte s’en trouve magnifié.
Alors évidemment, je ne suis pas en train de vous vendre « le texte des textes » sur l’esprit du poker, le « texte qui ringardise », « ultime », « à partir duquel plus rien ne peut être dit sur le poker »… même si ce n’est pas l’envie qui me manque de le faire. La vérité est que ce texte est inégal, loin d’être exhaustif, répétitif, frustrant… mais il a cette impensable qualité d’aller plus loin que personne n’était allé jusque-là sur l’essai d’une analyse de la nature profonde du poker.
On y trouve à la fois des réflexions et des références philosophiques, psychologiques, ethnologiques, économiques, historiques, statistiques, sociologiques… une multidisciplinarité telle qu’on en a le souffle coupé si l’on respire pendant la lecture… Et voilà pourquoi j’ai mis si longtemps à le lire, non parce que ce n’était pas une lecture comme les autres, mais parce que je positionnais mon vécu de 38 ans de jeu par rapport à elle !
D’emblée l’auteur embraie avec ce qui, pour nous autres combattants du réel à la table, est « l’empire des signes ». « Le joueur de poker est un puritain » est le premier paradoxe qui frappe, quand l’imagerie plus ou moins populaire, plus ou moins commerciale, nous dépeint comme des noceurs, des forniqueurs et des jouisseurs de tout et surtout de rien devant l’Eternel. Alors que le vrai bon joueur est ultra-discipliné, toujours en retenue, bref c’est un austère limite autiste, comme l’a si bien dépeint Alan Schoonmaker dans son ébouriffant Ceux qui gagnent au poker sont différents.
Que ce soit le « curieux langage des enchères », la « duplicité » portée par ce langage appelle question au novice et fournit grain à moudre au chercheur. Pourtant, c’est bien notre quotidien que de mentir, encore et toujours ! Double-vie que celle du joueur de poker, par ailleurs très à cheval sur l’honnêteté implacable d’un joueur envers un autre en-dehors de la table de jeu, par exemple dans les stakings, les prêts et autres side-bets, qui sont toujours d’honneur !
Le métagame est longuement analysé, pas sous ce nom bien sûr, mais il suffit de dire que le joueur est « un sémiologue actif et sauvage » pour comprendre le propos (je vous parlais de poésie, de musique, en voilà un exemple). Tout joueur de poker est portant de sens, qu’il reçoit et émet. Merci les tells ! (pour en savoir plus, lire Poker Code, si d'aventure vous ne l'avez déjà fait).
Et soudain surgit le bluff. Le bluff dont Debord dit que « s’il domine, c’est seulement pour son ombre de personnage absent ». Il est dit « phantateustique », soit, selon le satiriste John Arbuthnot, la manière que chacun à de créer du faux. Et là encore, « le mensonge est bien le noyau du jeu »… et aux vieux joueurs qui prétendent que le Hold’em actuel a « tout changé dans le poker », je réponds : mais qu’est-ce alors que le 3-bet light, le continuation-bet automatique, la méthode SAGE… sinon d’autres formes de bluff ?
Un petit plus sur le livre. Depuis son départ il y a (en gros) deux siècles, le poker a toujours gardé sa nature première malgré les multiples avatars de ses règles. La mise en scène active de l’esprit humain avec tout ce qu’il a de piégeux, de démonstratif, de conquérant, de… La liste est longue. Ancrage profondément humain expliquant sa survie et son succès.
Et la triche ! Esparza rappelle Gogol et sa nouvelle Les Joueurs, dont j’ai repéré deux versions TV et pour laquelle j’ai déjà donné ici un avis technico-historique. Et l’auteur rappelle ce qui s’est observé à chaque fois que l’argent a été relié au jeu : la triche domine car la loi tendancielle de baisse marginale du taux de profit fait qu’une nouvelle activité attire toujours en masse, rapidement, les défricheurs de l’ombre. Souvenons-nous que certains arrêtés interdisaient déjà les jeux de cartes avant même qu’ils soient imprimés, donc du temps où ils étaient faits à la main ! (fin du XIVe siècle). A peine le poker entamait la courbe ascendante de sa popularité sous des formes primitives que déjà les arnaqueurs étaient en bonne place, par exemple sur le pont des « steamers » du Mississippi lancés dès 1812 par Fulton à La Nouvelle Orléans, à la faveur de la fin de la guerre US+Français contre Anglais.
Et une fois de plus l’auteur met le doigt sur l’indicible, lui qui n’a pas comme nous autres le nez dans le guidon de vélo, et nous aide à relever le regard. « Peut-être cette société suprême tiraillée par un fantasme de Vérité avait-elle besoin de lui opposer un théâtre ludique prudemment séparé du monde réel ». Comme j’aime cette phrase, qui, comme bien d’autres de ce texte, définit une part de l’inconscient du joueur, celui qui cherche hors de ce monde de conditionnement, de traçabilité exacerbé, la part survivante ou cachée de sauvagerie, de rêve éveillé ?
Je me souviens de l’ancien blogueur Camile qui écrivait à propos des amateurs de MTT (tournois multi-tables) : « C’est une activité de rêveurs » (sans touche péjorative), mettant le doigt sans le savoir sur l’un des ressorts les plus puissants de ce pourquoi on joue au poker, la recherche d’une évasion voire d’une retrouvaille avec la liberté de notre enfance confisquée toujours davantage par les années qui passent ? Esparza : « Un espace des possibles où chacun peut comme nulle part ailleurs mettre à l’épreuve sa liberté et sa dépendance. »
Et voilà pour le premier chapitre. Il y en a cinq autres : « L’art de la guerre », « Le hasard, le risque et la raison » (comme c’est bien dit), « Le culte de l’argent », « Le jeu du libéralisme » et « L’autre mondialisation ».
Je ne vais pas vous les passer en revue un par un, ce serait long et fastidieux pour vous comme pour moi. Mais sachez qu’ils regorgent d’idées sinon nouvelles, du moins latentes qui n’avaient jamais été exprimées en langage clair.
Difficile de résister à vous citer quelques phrases bien senties qui émaillent cet ouvrage, l’auteur ayant maintenu tout au long de ces 180 pages un égal niveau de réflexion :
« Les dates officielles [de l’apparition du poker] en font un événement contemporain d’Hernani et de la Symphonie Fantastique, autres emblèmes de l’individualisme qui éclaire l’horizon des démocraties récentes. »
« Le monde de la guerre a toujours été propice au développement [du poker]. La seconde guerre d’indépendance a créé le terreau patriotique à partir duquel il a pu se développer ; la guerre civile [i.e. la Guerre de Sécession de 1861-1865] lui a ouvert une diffusion dans toutes les couches de la population américaine ; la Seconde Guerre mondiale a porté sa démocratisation en Europe et en Asie. »
« Les champions du poker moderne procèdent du même modèle que les rétiaires et secutors du cirque antique. Comme eux, ils sont prélevés dans l’indistinct de la plèbe (aujourd’hui l’indéterminé démocratique), alimentent une entreprise de spectacle structurée et prospère, partagent une extériorité relative face à la société moyenne, jouissent d’une notoriété aux effets ambigus, et sont unis par une fraternité parfaitement compatible avec la fatalité de la mort à donner. »
« Avec le poker et la machine à sous s’opposent deux hasards : l’absolu et le relatif. A la machine un hasard humainement créé mais qui laisse l’individu impuissant ; au poker un hasard naturel mais que l’homme peut en partie dominer. D’un côté, un esclave de l’objet, résigné à son destin ; de l’autre, celui qui aspire à devenir son maître. »
« A la table […] rien ne se crée ; la fortune se capte ou se perd, elle ne se produit pas. C’est la raison pour laquelle on se montrera réservé sur les analogies avec un capitalisme dont [le poker] ignore au fond la majeure partie des mécanismes. »
« Cet univers en mouvement [qu’est le poker] est à l’image d’un monde de l’argent où l’homme est condamné à exécuter sempiternellement des transactions. Inutile de préciser qu’à cette tâche le sujet perd toute sérénité. Le commerce (neg-otium) n’est pas une alternative au loisir (otium), mais sa négation. Comme tous ceux qui se sont consacrés au négoce, le poker player est un homme sans repos. »
« Réunis autour d’une table, des délibérants se répartissent une richesse commune, soit à travers le rapport de forces que chacun parvient à imposer, soit par le recours au hasard comme ultime instance décisionnelle. Ce modèle a un nom, c’est le partage du butin. »
« Le corpus idéologique dont on peut le plus facilement rapprocher [le poker] semble être le libertarisme. Comme lui, il tend vers une forme d’anarchisme ultra-individualiste, et cultive un farouche dégoût pour tout interventionnisme étatique […] ; il conçoit la propriété comme un bien dont chacun doit pouvoir disposer à son gré et, s’il le souhaite, dilapider. »
« Autour de la table, les enfants de l’incertain viennent mimer leur lutte de survie, rejouer le procès de domination qui les distingue les uns des autres, confronter logique scientifique et pensée magique, éprouver ensemble l’impérial pouvoir du hasard, rendre hommage enfin à une idole monétaire devenue divinité à part entière. »
De par son ouverture vers des auteurs parfois obscurs, ses rapprochements inattendus dans le propos (Antonin Artaud et Clausewitz, Hegel et Dostoïevski !), ce livre « déplace les lignes » (que j’abhorre cette formule de masse mais bon dieu qu’elle est juste ici) et « ouvre le champ des possibles » (idem, idem, idem, je m’en mords les doigts !)… et je suis sincère.
Si ce livre ne devrait pas, a priori, améliorer votre pratique propre du poker, il devrait vous le faire mieux comprendre, et pas qu’un peu. Donc à vous y sentir plus à l’aise. C’est aussi le propos de Mike Caro dans Poker Arsenal, que je tiens comme le meilleur livre tactique du poker au sens large, donc complémentaire à celui-ci. Comme quoi, l’esprit du poker mobilise des arbres qui sans cesse croisent leurs branches et leurs racines. L’Esprit du Poker est bien un livre indispensable.
L’Esprit du Poker, par Lionel Esparza, éd. La Découverte/Zones, 195 pages, 14 x 20,50 cm, 15€.