Le Baron, la relance immédiate et le petit doigt poker

Publié le par jokerdeluxe



Je suis allé voir hier le nouveau film de Lucas Belvaux, « Rapt », avec Yvan Attal. Pour deux raisons : pour la prouesse de l’acteur et parce qu’il s’inspire de l’enlèvement du Baron Empain, en 1978, industriel célèbre de l’époque, fou de femmes et de poker. Cette affaire avait défrayé la chronique pendant deux mois jusqu’à son relâchement indemne quoique spolié, et surtout avec 22 kilos et un demi-petit doigt en moins, mutilé par ses geôliers qui avaient trouvé ce moyen macabre pour hâter le paiement de la rançon, qui n’a jamais eu lieu.

J’avais une quinzaine d’années et j’étais déjà joueur de poker régulier. Inutile de dire que ce détail sur la bio du Baron m’avait rendu aussitôt le personnage sympathique. Je m’étais documenté, j’avais lu les journaux et suivi au jour le jour cette tragédie. Empain n’allait peut-être pas survivre, on allait peut-être retrouver son corps sans vie au fond d’un égoût… Je le plaignais d’avance, lui que je considérais comme un frère de jeu… Jusqu’au jour du soulagement.

C’était l’époque de ces grosses parties privées parisiennes qu’a si bien décrites, entre autres, Philippe Bouvard en 1975 dans Impair et Passe (ou Un Oursin sur les tapis verts, c’est le même livre). Les Delon, Montant, Lentéric s’encanaillaient avec leurs royalties et cachets. J’ai visité l’an dernier une très belle maison d’un célèbre coiffeur de stars de l’époque, située à Marly-le-Roi, qui aurait accueilli Delon dans des parties endiablées… Les murs portent encore les « tapis ! » et « Full ! » des grands acteurs.

Dans le livre que le Baron a publié en 1985 (Lattès), La vie en jeu, et que je me suis procuré dès sa sortie, Empain écrit :

« Le poker est un sport. Sport étrange qui ressemble aussi à une messe : à table nous avons bu du vin et aux cartes nous avons fumé comme des locomotives. Mais rien que de l’eau à boire. Selon le rite habituel, à vingt heures nous avons réglé gains et pertes de la partie précédente, celle du jeudi. En ce moment, depuis quelques mois, nous nous retrouvons deux fois par semaine : le jeudi et le dimanche. Le paiement des dettes et l’encaissement des gains avant le dîner est une règle. Elle a pour avantage de ne laisser admettre autour de la table que ceux qui ont réglé, donc d’éviter des incidents désagréables. Si l’on ne peut pas payer, on se fait excuser au téléphone (le joueur de poker met beaucoup d’orgueil dans les questions de régularité). On peut perdre 100.000 F ou gagner 250.000 F et inversement : ce sont des maxima. »

Plus loin :

« Le poker, c’est une passion très ancienne. A 12 ans, je devais déjà y jouer. C’est comme les échecs, un sport. Un sport qui change du jeu de mammouth des négociations industrielles : contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce jeu-là n’a rien à voir avec le poker. Les qualités de négociateurs sont en effet gommées par toutes sortes d’examens de dossiers et de consultations d’avocats. C’est à peu près comme si vous passiez un examen d’anglais avec un dictionnaire : on ne verrait pas votre éventuel talent. Le poker est tout autre chose. La qualité essentielle du joueur est sa rapidité, sa vitesse de réaction. On a deux secondes pour relancer, il faut du réflexe, de l’impassibilité et une grand psychologie. »

(J’ai pratiqué longtemps la « relance immédiate » au poker fermé : au-delà de deux secondes, vous perdiez votre droit à la relance. Ca forme le mental… C’est un peu le turbo online d’aujourd’hui…)

Actuellement, le Baron Empain est un homme âgé mais alerte qui a mis du temps avant de remonter la pente mais qui a apprécié « Rapt », le film, en en étant le premier spectateur. Je pense qu’il joue encore au poker, mais cela reste à vérifier. Je le pense parce que le poker reste gravé en nous toute la vie.

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