Quand la all-time poker money-list se vide de son sens
Il existe une liste officielle qui classe les gains des joueurs en tournoi depuis que les tournois de poker existent (officiellement depuis 1970, même s'il est vrai que l'histoire retient 1969). Elle est tenue à jour par l'excellent site du Hendon Mob.
Au passage, une nouveauté qui s'imposait depuis bien longtemps : la liste en question existe maintenant en dollars constants, c'est-à-dire en tenant compte de l'inflation. Juste pour vous faire une idée, les $10.000 payés par nos chers papys en 1970 pour flamber aux premières WSOP vaudraient aujourd'hui aux alentours de $45.000. Donc les $160.000 que l'extraordinaire Johnny Moss avait gagnés pour sa victoire en 1974, et qui font pleurer de rire les jeunes requins d'aujourd'hui, sont en fait... $700.000 environ, et là les mêmes requins peuvent dire : chapeau bas Mister Moss. Seule cette liste corrigée de l'inflation a valeur à mes yeux car elle tient compte de l'ancienneté des joueurs.
Et a ce petit jeu, l'ordre actuel généralement observé s'en trouve légèrement modifié.
L'inénarrable Erik Seidel, qui a remporté le tournoi à $250.000 des Aussie Millions il y a quelques jours (video), fait un bond gigantesque et passe... premier, avec $15.779.213 et ses 8 bracelets. Il est talonné par le Canadien Daniel Negreanu (Poker Power) qui teste les $15.685.693. Quant à Phil Ivey, qui a fait la course en tête au 2e semestre 2010, il devient 3e avec $15.088.880… et ses 8 bracelets aussi. Vous le voyez, le trio de tête tient dans un mouchoir de poche.
Erik Seidel, un homme heureux
Plus bas dans le classement, on trouve Phil Hellmuth (11 bracelets au compteur, le record) qui profite de ses gains accumulés depuis 22 ans en pro et qui pèsent avec les nouveaux calculs. Puis TJ Cloutier, qui avait été "le joueur qui a le plus gagné de tournois" avant le poker sur internet. La 6e place revient à ce diable de Jamie Gold, le joueur de poker le plus détesté au monde. Il est injuste que ce joueur devance des génies comme Brunson, Hansen, Cunningham ou Harrington. Mais c'est le travers de ce classement : chaque année depuis 2003, un joueur inconnu au bataillon, qui pratique parfois le poker depuis moins d'un an, gagne une telle somme au main event WSOP qu'il est catapulté ipso facto aux côtés des vieux briscards du tapis vert qui rament depuis des lustres en accumulant des gains plus "modestes".
En plus du premier ajustement de l'inflation, il faudrait que le classement soit pondéré par le nombre de cashes différents - ce serait une 3e money-list à créer !
Or, l'effet du "très gros gain qui propulse en tête de liste" nous arrive maintenant d'une autre manière, et pour une autre sorte de joueurs. Je veux parler des tournois high roller. Quand le super high roller d'Australie propose un buy-in qui lui-même constituerait un bon cash pour une victoire ($250.000), on comprend que cela bouge les lignes, et pas qu'un peu. Dans ce tournoi, David Benyamine a gagné la 3e place, empochant… $1.087.924.
Et même sans parler des super high rollers, il y a les high roller tout court. Celui d'Australie à $100.000 à réuni la bagatelle de 38 joueurs et le vainqueur a encaissé d'un coup $1.508.258, pour un simple tournoi d'une journée. Même les high rollers à $50.000 génèrent des gains énormes pour un temps de jeu très court, et pour une barrière très haute à l'entrée. Car même dans ces tournois, le prix du satellite est si élevé qu'il est impossible de faire comme pour le WSOP main event, à savoir pouvoir y participer après avoir gagné une série de satellites online emboités après avoir dépensé 10 malheureux dollars. Dans ces très gros tournois, seuls les très riches peuvent participer, y compris des joueurs qui ne sont pas pros mais de "simples" milliardaires qui trouvent une distraction à leur mesure. Et comme les gains y sont gigantesques, les joueurs pro du milieu de classement, dont la bankroll ne suffit pas, accuseront au fil des mois un retard tendanciel irratrappable.
C'est le paradoxe de ce classement. D'un côté, il devient plus juste en tenant compte de l'inflation, et de l'autre il donne une prime aux gros joueurs qui fait que les plus gros pros resteront les plus gros pros. Heureusement que ce n'est qu'un classement et que ce n'est pas ce qu'il y a de plus important. Mais cela souligne la difficulté que nous avons, nous autres joueurs de poker, à l'inverse des joueurs d'échecs, à nous classer les uns par rapport aux autres d'une manière indiscutable.