WSOP adventure, suite

Publié le par jokerdeluxe

Mon deuxième tournoi WSOP a été le limit Hold’em Shootout à 1.500 dollars. Le principe : chaque table est traitée comme un satellite, donc le jeu s’arrête quand il ne reste qu’un seul joueur. Les vainqueurs de cette première vague sont dans l’argent (gain : plus de 6.000 dollars). Ils participent alors à un deuxième tour, sur des tables qui sont traitées de même. Et le vainqueur de chaque table s’asseoit enfin à la table finale.
 
Le jeu est le limit, limites fixes, donc ce qui prime n’est pas l’agressivité mais la patience et les calculs de cotes. Je m’y emploie tout de suite. Une place vide à ma droite. Elle ne tarde pas à connaître son occupant : un certain Luca Pagano, Italien bien connu des assidus de l’European Poker Tour. Comme la plupart des Italiens ici, Pagano est habillé avec une sorte de survêtement bleu avec des bandes blanches. Il tombe dans les bras de Jennifer Harman, la championne US, qui se trouve exactement en face de moi mais sur la table voisine. Pendant le tournoi, elle va passer le temps en faisant et refaisant des tas de jetons de hauteurs diverses…
 
Dès le départ, un joueur assis deux places à ma gauche prend l’ascendant sur la table. C’est un bon gros Yankee au crâne rasé. Il profite de deux ou trois coups de chance appréciables pour rafler trois gros pots. Moi, je ne vois rien de notable comme cartes et je passe patiemment mes mains. En limit, il faut attendre au départ, sagement. J’ai reçu un tapis de 2.000, les blinds sont de 25-50 et les rounds durent 90 minutes. Rien ne presse. Le tournoi a commencé à midi, j’attends mon heure, c’est tout. Donc je fais le mort tant que je n’ai pas de cartes.
 
Au troisième round nous perdons un joueur que j’ai déjà croisé plusieurs fois sur les tables autrichiennes. Jeu trop risqué, trop en avant dans les enchères. Un jeune joueur à droite du croupier le suit à quelques encablures, pour les mêmes raisons. Le limit se pratique comme on tricote une cagoule, et la comparaison est pertinente : maille après maille, par rounds d’observation, en mode « fourmi ». Laisser s’égrener les minutes, ne pas sortir la tête de l’eau, ne pas rechercher le leadership dès le début. Exploiter les occasions. Ressentir le bluffeur – car il y en a, dès le début du tournoi. Chose que je n’ai jamais comprise d’ailleurs, car ce n’est pas quand les blinds valent un centième de votre tapis que vous allez faire de gros casses dans les tapis adverses.
 
Deux autres joueurs tournent mal au fil de l’eau. Crâne Rasé leur en fait voir de toutes les couleurs. Pagano est invisible. Il entre dans un coup sur dix, il cherche l’occasion lui aussi.
 
Encore deux éliminés. Restent six furieux dont Crâne Rasé, chip-leader. J’entre enfin dans un coup sérieux avec A-Q, main pas si forte, c’est vrai, mais moi aussi j’ai envie d’exister. Le flop : J-T-3. J’ai la position, c’est Crâne Rasé qui attaque. Je le sens en bluff alors je le relance. Il paie. Arrive un 5. Check, check. Bon… Arrive un 5 qui double. Ah, enfin. Je vais le piéger – pourtant je n’ai rien, mais peu importe puisque je joue le bonhomme. Il ouvre. Sans hésiter une seconde, je relance. Il réfléchit longuement, puis finit par jeter ses cartes. Je viens de comprendre comment le battre. Il ignore ce qu’est un value-bet.
 
Depuis deux jours j’ai des problèmes de vue. Je vois trouble et c’est énervant pour identifier les cartes. Je saurai plus tard que ce sont mes lentilles qui ont dû souffrir de la chaleur ou des gouttes que je me mets dans les yeux. Je suis souvent obligé de les écarquiller et même de me pencher en avant pour identifier correctement le flop. En revanche, je ne me trompe pas en voyant un, puis un autre joueur éliminé. Je reste discipliné, je prends le moins de risques possible. On est maintenant quatre, dont Pagano.
 
Arrive alors pour moi une série de trois couleurs, toutes les trois touchées à la river, en une quinzaine de coups au total. Dans les trois cas je pars avec A-X assortis. Et dans les trois cas j’accroche Crâne Rasé, qui a un tapis démentiel à force de jouer les nettoyeurs. Il a à lui seul presque la moitié des jetons. Mais ces trois couleurs vont changer la donne. Surtout la dernière, qui est à carreau. La dernière carte du tableau est le Roi, et je me souviens m’être penché en avant pour le vérifier car cela me paraissait étonnant de trouver ainsi une troisième couleur en si peu de temps. J’ai alors pensé que c’était sûrement la même chose du côté de Crâne Rasé.
 
En voyant ce Roi, j’ai, sans m'en rendre compte, dû donner l'impression que je faisais semblant de ne pas avoir la couleur... ce qui a donné à penser à mes adversaires que je ne l'avais effectivement pas. J'ai donc ouvert, il a relancé, j’ai sur-relancé, il a relancé encore… Au limites 200-400, c’est un pot énorme. Que je gagne à l’abattage puisque je suis max !
Je n’ai jamais su ce qu’il avait. Il ne lui reste après ce raz-de-marée qu’un tapis comme Pagano, le quatrième larron étant un autre Yankee, diamétralement opposé à moi, grand gros et blond, prénommé Chris, avec le deuxième tapis (c'est moi le leader). Crâne Rasé ne tarde pas à gicler après un concours de circonstances que je traiterai de juste retour des choses après son attitude hyper-agressive de début de tournoi. Il s’est emballé dès le départ du coup avec la deuxième paire au flop et s’est enferré sans améliorer. Chris a abattu la paire max. Dehors Monsieur Muscle.
 
Le tiercé gagnant est maintenant connu. Mais il n’y en aura qu’un seul pour la série suivante, et ceux qui ont l’habitude des sit & go à une seule table sur internet savent ce que je veux dire. En pire car ici, la troisième place ne suffit pas, et la deuxième non plus. Pour entrer dans l'argent en toucher les 6 "grands" (6.000 $), et continuer le combat au deuxième tour, il faut être premier de sa table, un point c’est tout.
 
C’est là que Pagano réussit un coup splendide. Il me relance dès le départ alors que j’ai paire max avec A-K et le flop contenant un As. Il relance toujours, je me sens écrasé, je crains les deux paires ou le brelan. Un 6 à la dernière me rassure mais là encore, Pagano relance. Je paie et il abat 6-6 (brelan à la river). Je dis splendide parce qu’il jouait son va-tout, rien d’autre.
 
Vont s’enchaîner deux coups consécutifs pendant lesquels je n’ai aucune paire, rien, et où Pagano paie mes ouvertures. J’ouvre aussi à la river bien que n’ayant rien en main… et dans les deux cas, il jette ses cartes. Là encore, défaut de value bet. Je me fais un plaisir de lui montrer incidemment ma première main, en bluff total. Pour la deuxième, je fais de même. Il lui reste peu de jetons et je veux l’achever mentalement. Pourtant le bonhomme est solide, je le sens, il est assis à trente centimètres de moi, je ne sens aucune onde négative de sa part. Il reste muet, sans réaction, concentré. C’est Chris qui a raison de lui finalement, sur un pot que Pagano a sur-joué.
 
Un photographe s’approche et j’entends les clics discrets de son appareil. Il tourne autour de la table, sent que l’heure des clichés définitifs a sonné. Je le reconnais, c’est le Français Sebastien Dubois, par ailleurs bon joueur de Hold’em no limit. Je garde ma concentration. C’est la dernière ligne droite avant l’argent et avant la deuxième série de tables. Je dois gagner pour passer et je m’y consacre.
 
Nous sommes l’un et l’autre à parité de jetons alors il va falloir batailler. Pendant le premier quart d’heure, ce ne sont qu’échanges de blinds. Les limites sont à 300-600 (blinds 150-300) pour des tapis de 10.000 environ. Donc une profondeur suffisante pour échanger des coups pendant un bon moment.
 
Puis j’arrive à gratter quelques blinds au flop. Je veux avoir un tapis supérieur au sien, et j’y arrive. Je dépasse les 12.000 assez vite. L’euphorie commence à me gagner peu à peu. Je me mets à jouer comme en no limit, en le relançant préflop. Il paie presque toujours, et presque toujours, il passe au flop. Je vole ainsi plusieurs pots. Au fur et à mesure, j’aligne les piles de jetons de 100 par 10 devant moi, ce qui me permet de savoir où j’en suis d’un seul coup d’oil.
 
J’arrive enfin à 15.000. L’euphorie continue. Je ne veux pas le croire. Je « ressens » mon adversaire comme si j’étais lui-même, comme lors des grandes finales que j’ai remportées en seven limit. Je suis sur un nuage, mais je connais cette impression sournoise : tant que mon adversaire a encore des jetons, je n'ai pas encore gagné, il faut au contraire se concentrer, je dois me discipliner.
A côté de la table, je vois un joueur français parler avec le photographe. Je capte la phrase "çay est, il y aura un Français au deuxième tour." J'apprends ainsi que je suis le dernier Français encore en lice, que Pascal Perrault entre autres a été éliminé.
Et puis le hic arrive. Je reçois une paire de 10, je relance bien sûr, il paie. Arrive le flop A-10-9. j’ai mon brelan. Il checke, et comme je veux le maintenir, je checke aussi. Je veux lui prendre des jetons au moment du doublement, à la turn. La turn : Valet. Il ouvre, je relance, il sur-relance. Aie, je sens la quinte chez lui. Mais je paie car je peux me tromper et je peux de toute façon toucher full à la dernière. La dernière : un 2. Il ouvre, je paie. Il abat quinte avec K-Q en main. Calme, c’est juste un mauvais coup qui passe. Je garde le leadership de toute façon, vers les 12.000. Je m’en veux d’avoir checké au flop.
 
Exactement cinq coups plus loin, je reçois cette fois 9-9. Là encore, je relance, il paie. Arrive le flop : 10-9-5. Une fois de plus j’ai mon brelan au flop, c’est inespéré ! J’ouvre, il relance, je paie. La turn : Valet. Cette carte ne m’aime pas beaucoup mais je le lui rends bien. Là encore j’attaque, là encore il relance, et je paie. "Pas encore quinte", me dis-je, "pas encore quinte" ! Je ne dois pas perdre ce coup car c’est le coup charnière : s’il gagne, je passe à 9.000, et si je gagne, je reviens aux environs de 15.000. Arrive enfin la river : un As. Pourquoi pas une doublette qui me donnerait full ? Hein, pourquoi ? Pourquoi faut-il que je ne touche jamais mon full ? Je checke, il ouvre, je paie, et il abat là encore une quinte avec 8-7 à cœur. Il m’a relancé au flop avec tirage et a touché à la turn. Bravo l’artiste.
 
Ces deux coups-là ne me mettent pas à genoux financièrement mais ils me donnent un coup au moral. Je respire à fond, je me calme. Non je ne tilterai pas. Cela fait 31 ans que je joue et il m'en faut beaucoup maintenant pour que je tilte. Mais il n’empêche. On est aux WSOP, et même si ce n’est pas le main event, je ne veux pas gâcher ma chance.
 
Pour sa part, Chris est dans une forme olympique. Non seulement il redevient agressif préflop, mais en plus il a du jeu. Il abat un As continuellement, sans doute pour m’impressionner. L’homme n’est pas antipathique au demeurant. Mais il sait jouer ces tournois, alors que j’ai moins l’occasion de participer à des shootouts, faute de ces tournois en France et en Europe.
Je m’aperçois qu’une tactique fonctionne quand on l’exploite bien : quand on a un avantage financier sur l’adversaire en tête à tête, il faut resserrer le jeu. Ne pas le laisser remonter la pente à nos dépens. Toutes choses que j’ai négligées lors des deux coups perdus avec brelan.
 
Dès lors Chris va presque à chaque fois jeter ses cartes et me laisser quelques blinds par-ci par-là. Et quand il relance, je sais qu’il est bordé en cartes. Si bien que mes attaques deviennent stériles. Je n’arrive pas à refaire les jetons perdus. Je déteste compter sur la chance pure, pour moi les cartes ne signifient rien, c’est la façon de jouer le coup qui prévaut. Mais cette fois, en limit et en fin de tournoi, je n’ai plus cette superbe. Et mon tapis s’érode graduellement. Je tombe à 5.000, là où Chris était tout à l’heure lui-même. Je continue à me battre. A un moment je me lève, je me dégourdis les jambes. Il se lève aussi et fait de même. Il me sourit, c’est un bon camarade. Je comprendrai seulement dix minutes après que c’était son baiser de Judas. Je n’en attends rien, bien sûr, mais lui attendait le moment où il allait attaquer.
 
Ensuite il change de tactique et ne connaît que la relance systématique. Je sens pointer l’occasion qui va me permettre de doubler mon tapis quand je reçois A-K. Une main canon en tête à tête. Les limites sont de 400-800 et ca fait vraiment cher. Je dois foncer ici, mon destin dans ce tournoi en dépend. Je relance au surblind, il paie. Arrive le flop : K-4-4. J’ouvre, il paie. La turn : 8. J’ouvre, il relance. Cette fois je me méfie. Mais je n’ai plus grand-chose en jetons. Après tout, il peut me jouer ce tour avec 8 en main. Je ne crois pas qu’il ait le 4. La river est un As, qui me donne les deux paires max. J’attaque de mes quasi derniers jetons, il relance, je paie à tapis. Il abat 5-4 pour un brelan au flop. Je suis out. Et j’ai eu une mauvaise lecture sur lui.
 
Le coup est rude mais il aurait pu faire plus de dégâts collatéraux car je m’y étais préparé. C’est l’avantage des limites fixes. Vous êtes vivant mais il est peu probable que vous soyez mort au coup prochain. Parfois votre tapis est tel que cette éventualité est même mathématiquement impossible. En no-limit, c’est l’inverse : une relance à tapis payée par un bon jeu peut éjecter le bon jeu battu par un meilleur que lui, et réduire votre gros tapis à… rien du tout. Depuis l’échec de mon deuxième brelan, Chris a su manager son tournoi comme un maître en ne misant même pas les jetons qui m’auraient permis de remonter.
Je me lève, je lui sers la main, j’en ai quand même gros sur la patate car je déteste finir à la bulle... et c'est bien d'une bulle qu'il s'agit ici, même s'il y a 72 joueurs qui "bullent" dans ce tournoi. J’avais quand même les trois-quarts des jetons il y a une heure… Six mille dollars me passent sous le nez... et même une place dans la finale. Mais demain est un autre jour. J'ai cette faculté d'évacuer rapidement les échecs.
 
Le lendemain, dans le couloir du Rio, je croise Isabelle Mercier. Je dois la revoir ensuite pour une leçon de l’Ecole Française de Poker, dont elle expert. Elle a réussi à passer le permier tour du shootout mais s’est fait éliminer au deuxième.
 
C’est Ram Vaswani qui gagne ce tournoi. J’y sens une sorte de consolation. Un joueur qui se trouve être l’un des plus emblématiques en no-limit qui remporte un limit shootout, cela ne manque pas de sel. Et en plus, Ram remporte son premier bracelet, lui qui croise dans les eaux des WSOP depuis une bonne dizaine d’années sans jamais rien remporter alors qu’il est bardé de titres européens…
 
J’en parlais encore récemment, sous le soleil brésilien, avec Barny Boatman, qui partage avec Ram le privilège de faire partie du Hendon Mob, les Britanniques qui ont inventé l’association des joueurs de poker. Les 4 collègues ont fêté comme il se doit leur premier bracelet, premier d’une longue série apparemment (on verra ça l’an prochain).
Entre deux plongeons dans la piscine brésilienne, Barny me confie l’émotion qui a suivi la victoire de Ram. Ram est actuellement l’un des Européens les plus en vue. C’est un excellent compétiteur à qui tout sourit depuis début 2007 puisqu’il s’est classé à Monaco et a gagné un gros tournoi ensuite. Il se prépare cette fois à entrer dans les poids lourds. C’est un joueur muet à table, solide comme un rock, redoutable relanceur, un « chacal » sans répit qui creuse son trou et se crée une image de tueur froid, ce qu’il est d’ailleurs.
 
Non je ne ferai pas le main event. Mais le 6 septembre m’attend, parce que je participerai au HORSE à 2.500 livres de Londres, qui se trouve être le premier tournoi WSOP européen de l’histoire du poker.

Publié dans Mes tournois

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