Ce canaillou de "Lucky You"

Malgré toute la bonne volonté dont je suis capable, je ne saurai en dire autant, dans dix ans, de Lucky You.
Ces deux films et le grandiose Kid de Cincinnati sont pourtant les seuls dont le sujet central est le poker. Je ne parle pas de Poker, de Shade, de Maverick et de quelques autres où le poker est au pire un argument, au mieux un personnage. Lucky You est bien le troisième film de fiction consacré au poker de l’histoire du cinéma, et il sort deux ans après avoir été tourné (il était devenu l'Arlésienne du poker).
Cela étant, j’en parlerai à mon cheval et j’irai me coucher après. Car si ce vieux roublard de Robert Duvall est un satané bon acteur et Drew Barrymore une vache d’actrice élevée à la sauce MacDonald’s au coin de Hollywood Boulevard, Lucky You est, d’un point de vue cinématographique, un nanard de première force.
Sur quoi je me base pour affirmer cet avis de vieux grincheux ? Simple : après Rounders et Le Kid, on a une envie folle de jouer au poker. Après Lucky You, on a plutôt envie de lire Voici pour y retrouver la bobine et les gambettes de Drew. Car le réalisateur Curtis Hanson a eu beau se démener, l’émotion de passe pas.

Huck a un papa qui a gagné deux fois les WSOP. Huck (Eric Bana) est un flambeur, auteur de ces « différences » que seuls les flambeurs peuvent faire sur les tapis verts du Bellagio. Millionnaire aujourd’hui, clodo demain, gentleman-farmer après-demain. Huck DOIT participer au « main event » des WSOP 2003. Mais il n’a pas les 10.000 dollars d’inscription. Après les avoir eus enfin, et les avoir reperdus, j’en passe et des meilleures, il finit par participer à ce satané tournoi et se retrouve à la table finale… contre papa. Pour connaître la fin, où se joue un coup de théâtre (pas trop téléphoné, ce qui est tout à l’honneur du film), allez donc le voir. Entretemps, Huck a rencontré une fille qu’il se tape gentiment et à qui il pique quelques billets, comme c’est la coutume pour toutes les nanas qui se laissent embobiner par des flambeurs. Et ça s’arrête là. Rideau.
Contrairement aux deux films précités, qui bénéficient d’un scénario en béton émaillé de rebondissements et de prismes multiples, ici le prisme est unique et l’histoire est à la portée d’un enfant de six ans. La philosophie du film tourne autour des poncifs chers aux Américains des médias : je t’ai volé de l’argent mais je suis un type honnête en moi-même, je suis une fille qui n’y paraît pas comme ça mais j’ai de l’avenir, je suis un papa qui ressemble à un salaud mais j’ai des excuses, je suis un joueur pro de poker qui paraît défier le temps mais en moi-même je souffre de faire ce job sans intérêt, etc.
L’emballage est pourtant sacrément séduisant, je le reconnais. Non seulement l’immense Doyle Brunson a été consultant du film, ce qui le sauve du point de vue des coups de poker disputés, mais les légendaires Matt Savage et Jack Binion y tiennent leur propre rôle, de même que (tenez-vous bien) : Marsha Waggonner, Cindy Violette, Doyle Brunson, Barry Greenstein, Johnny Chan, Phil Hellmuth, Erik Seidel, Erick Lindgren, Daniel Negreanu, Hoyt Corkins...
Et je ne parle que de ceux qui n’ouvrent pas la bouche. Car parmi ceux qui disent trois mots, on a : Jennifer Harman, Oppenheimer (en table finale, très cinégénique à mon goût), Sam Fahra, Jason Lester…

Je veux bien reconnaître que le poker a une portée cinématographique limitée. Dès l’instant qu’on a mis en scène les bad beats, les tricheurs, les side bets, les retournements de situation dus au hasard des cartes, on a à peu près tout dit de la partie émergée de l’iceberg. Nous autres joueurs connaissons l'immergée, qui est de loin la plus captivante parce qu’elle met en scène notre ego, notre vision existentielle de la vie, notre soif de réussir, de nous dépasser, de dépasser les autres. Mais c’est hélas quasiment impossible à filmer – même si Rounders est à cet égard le film le plus abouti.
Le titre signifie « Toi le chanceux ». Aïe. Dès le titre on sait qu’il s’agit d’un coup de roulette. On n’est plus au poker mais à la roulette. Le film a donc tout faux extérieurement mais l’intérieur reste bien habillé. On y voit le Bellagio et le Binion’s, c’est crédible parce que les humains qui incarnent les joueurs sont des joueurs dans la vraie vie. La totalité de l’action se déroule à Las Vegas, de préférence de nuit, et vous devinez déjà les cartes postales qui défilent à la gloire de la « ville qui ne dort jamais ».
Alors voilà : allez donc voir Lucky You tout de suite. Vous passerez forcément un bon moment car tout bien considéré ce n’est pas un mauvais film. Mais les légendes vivantes qui y apparaissent ne suffisent pas à en faire une légende filmique.

Un dernier mot sur le poker et les écrans : en préparation, l'adaptation de l'excellent bouquin Positively Fifth Street de Jim McManus (finaliste aux WSOP 2000), Big Biazzaro avec Pierce Brosnan (ex-James Bond) tiré d'un bouquin décadent paru en France il y a 25 ans sous le titre La Grande Arnaque de Leonard Wise, et encore l'histoire d'un ado qui arrive à participer aux WSOP (pourquoi pas ?). A suivre.
- Bande-annonce Lucky You ici : http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18722496&cfilm=48399.html
- Bande-annonce That’s Poker ici : http://www.arte.tv/fr/connaissance-decouverte/Le-Poker/1249070,CmC=1424824.html)