Le poker a enfin son Histoire
Franck Daninos, avant de devenir le nouveau rédacteur en chef de Card Player France, a travaillé de nombreux mois à son Histoire du Poker.
Enorme travail. Et surtout, exhaustif – en tout cas par rapport à ce qui avait été publié jusqu’alors. Car c’est vrai, il n'est pas simple de retracer une histoire du poker qui tienne debout, tant de pseudo-historiens s’étant copiés les uns les autres, démultipliant les erreurs.
Par exemple, j’ai lu depuis mon adolescence que le poker descendait en ligne directe de l’As-nas, jeu perse. J’avais moi-même fait mes propres recherches, y compris dans plusieurs bibliothèques dont celle du Musée de la Carte à Jouer d’Issy-les-Moulineaux et celle de l’université de Las Vegas, ce qui m’avait convaincu qu’une telle hypothèse était peu probable. Seulement je ne sais pourquoi, cette intox s’est propagée comme une traînée de poudre à travers les années, au point de figurer dans au moins la moitié des livres généralistes sur le poker parus entre 1970 et 2005.
Franck Daninos, lui, a pris le problème sous un autre angle. A l’origine, le poker est un jeu américain, avec des racines européennes importées. On se rappellera juste que 1812 est l’année de la dernière guerre sur le sol des Etats-Unis qui ait opposé des Américains à des non-Américains – en l’occurrence des Anglais, pour s’accaparer la Nouvelle-Orléans. Et que, la même année, Fulton lançait sa compagnie de bateaux à aubes au même endroit, ces fameux steamers qui ont remonté et descendu le Mississippi pendant des décennies. A leur bord s’est développé en priorité le poker fermé à 52 cartes et à deux tours d’enchères, le "draw" (après avoir connu un premier avatar sans changement de cartes). On imagine les dures soirées pour les victimes de tricheurs qui pullulaient, considérant que la règle qui prévalait à l'époque était celle de l'enjeu sur parole. Le principe des "table stakes" (seules les mises que l'on a devant soi sont jouables) ne s'étant généralisées qu'aux alentours de 1850.
En recoupant des centaines de documents certifiés, Franck Daninos a retracé pas à pas le voyage long et tortueux du poker à travers le temps. Long… quoiqu’encore pas tant que cela, puisque finalement, le poker a moins de deux siècles et ce n’est pas si énorme. C’est juste un peu plus vieux que le bridge, mais nettement plus jeune que les échecs, qui ont largement franchi le cap du millénaire.
Page après page, comme un roman, nous suivons avec enthousiasme cette enquête policière qui nous fait visiter les steamers américains, les salons de Philadelphie, les saloons de Deadwood, les clandés de Dallas, le bureau ovale de la Maison Blanche, les casinos louches de Las Vegas, les riches appartements parisiens, les sites internet. On y apprend des miliers de choses à travers autant d’anecdotes, de citations, d’extraits de presse, parfois difficiles à dénicher.
Par exemple, la première trace du mot « poker » dans la langue française qui ne soit pas le produit d’une traduction se trouve dans un ouvrage publié à Paris en 1858, Histoire de la mode en France. Le poker y est cité dans une liste de jeux, dont la bouillotte et l’écarté, qui étaient bien plus populaires que lui à l’époque. Trace remarquable puisqu’elle date d’avant la Guerre de Sécession, qui a marqué la véritable intégration du poker dans les familles américaines. Cette liste de jeux nous en rappelle une autre, célèbre, auxquels s’adonnait Gargantua , quoique beaucoup plus longue !
L’auteur a eu la bonne idée d’ajouter l’histoire récente du poker. Les dix dernières années en ont marqué une accélération, et nous pouvons oublier à tort qu’actuellement, nous sommes encore plongés dans des changements qui resteront dans l’histoire. Ce livre nous le rappelle et apporte les éclairages nécessaires à notre mémoire de joueurs. Plus tard, à vos petits-enfants, vous pourrez dire : « J’y étais ! » avec la même ferveur que si vous aviez été un des adversaires de table de Wild Bill Hickok quand il est sorti les pieds devant de ce saloon de Deadwood en ce funeste 2 août 1876.
Cet ouvrage apporte aussi une pierre dont le caractère précieux devrait s'affirmer avec le temps. A savoir qu'une activité humaine prend son véritable sens devant la communauté quand elle acquiert ses lettres de noblesse, dont une histoire et un patrimoine. C'est cette pierre-là qui nous manquait le plus, je crois.
Pour résumer, si vous ne deviez lire qu’un livre sur le poker qui ne soit ni un manuel ni une fiction, ce devrait être celui-là.
Histoire du Poker : le dernier avatar du rêve américain, par Franck Daninos, 313 pages, 20€ (Tallandier)