Doyle Brunson entre dans l’éternité du poker

Publié le par Francois M.

Doyle Brunson entre dans l’éternité du poker

Après avoir trompé de nombreuses fois la Grande Faucheuse dans sa vie, le « parrain du poker » a fini par abattre son jeu définitivement. Le seul joueur qui recevait des applaudissements et une standing ovation quand il était éliminé du Main Event WSOP s’en est donc allé, dans sa 90e année. Je le pense aujourd’hui : nous devons tous quelque chose à Doyle Brunson, car il fut le grand pionnier du poker moderne.

Il ne faisait que de rares apparitions dans les tournois ces derniers temps, lui qui avait tellement été frappé par l’abnégation de son mentor, Johnny Moss, qui s’entêtait à rester aux tables alors qu’il n’avait plus tous ses moyens intellectuels. « J’arrêterai avant », avait-il affirmé, « je ne donnerai pas l’image d’un vieux champion diminué ». Il a tenu parole. Il préférait, ces dernières années, se réfugier dans son ranch du Montana, observant les chevreuils de passage se régaler de ses pommes.

Pour les détails factuels de sa vie, je vous renvoie bien sûr au site Wikipedia, qui reste peu disert sur son compte. Il avait gagné 10 bracelets WSOP :

Doyle Brunson entre dans l’éternité du poker

On retiendra juste que si vous-même gagnez un bracelet WSOP à 72 ans dans un tournoi short-handed à $5.000, vous aurez fait aussi bien que lui… à condition d’en avoir gagné 9 autres pendant les 29 années précédentes, soit, en gros, un tous les 3 ans… quand certains rêvent toute leur vie de n’en gagner qu’un seul !

Je voudrais garder trois images de Doyle Brunson, dans l’ordre chronologique :

Doyle Brunson entre dans l’éternité du poker

Ici c’est son image classique de joueur des années 70-80, grand manitou des casinos de Downtown Las Vegas (autour de Fremont Street), dont beaucoup à l’époque étaient tenus par la mafia. Brunson avait cette manière unique d’attirer les plus gros joueurs qui voulaient en découdre avec lui. Ils savaient qu’ils perdraient probablement, mais au moins ils auraient croisé le fer avec le légendaire « Texas Dolly », champion du monde 76 et 77… Comme l’a dit Amarillo Slim : « Quand un professionnel rencontre un amateur, le professionnel repart avec de l’argent et l’amateur repart avec de l’expérience ».

Voici une deuxième photo :

Doyle Brunson entre dans l’éternité du poker

En 1979, Doyle a fait équipe avec Starla Brodie dans un tournoi mixte… qu’ils ont gagné ! On pourrait croire que Doyle était un vilain macho, mais son épouse affirmait le contraire, qui trouvait son mari des plus charmants, bien qu’un redoutable risque-tout. Dans Poker 50/50, il raconte tout ce qu’il doit à son épouse, comment elle l’a entouré de ses prières et de sa présence quand il a attrapé le cancer. Une fois guéri miraculeusement (les métastases ont disparu du jour au lendemain !), il s’est senti pousser des ailes et a repris ses parties de cash sur un petit nuage. Il en aurait gagné plus de 50 d’affilée, ce qui lui aurait permis de payer les frais d’hôpital, qui étaient colossaux.

Voici la troisième photo :

Doyle Brunson entre dans l’éternité du poker

Photo prise à Londres en 2007, aux premières WSOP Europe. J’avais déjà entrevu le grand homme en 1996, aux WSOP, quand j’avais remis à Tom McEvoy son exemplaire traduit en français de son révolutionnaire Poker Tournament. Mais juste entrevu, sans plus. Onze ans plus tard, par un hasard qui me trouble encore, je me suis retrouvé non seulement dans le même tournoi que lui (un Seven Stud), mais aussi à la même table que lui, et en plus à côté de lui ! Et comme on est arrivé lui et moi en avance, nous nous avons discuté quelques minutes.

Il avait déjà 74 ans à l’époque, et m’avait confié qu’il se sentait comme un jeune homme. Le fameux 51e coup de poker de Poker 50/50 a eu lieu dans ce tournoi et je l’ai gagné contre mon idole, parce que j’avais repéré un « tell » sur lui. Je venais de publier Poker Code à l’époque, j’étais ultra-branché sur le sujet, on m’appelait dans des clubs et des festivals pour faire des conférences, où je venais avec un PowerPoint bourré de photos. Ce coup est détaillé à la fin du livre, dans les annexes.

C’est en 1982 que j’ai entendu parler de lui pour la première fois, de même que le « Kid » Stu Ungar, à l’occasion des WSOP racontées dans ce grand magazine de l’époque qu’était Actuel. C’est à partir de ce moment que j’ai compris que le poker, le vrai, allait déferler un jour sur l’Europe et ne plus rester seulement américain. C’est là que j’ai eu envie, vu la pauvreté des livres existant en français, de mettre le mien en chantier. Il est sorti en 1984, aux Editions Hatier, sous un titre des plus originaux : Le Poker.

Pourtant, je le reconnais, je n’avais pas encore lu le phénoménal Super/System (devenu Poker Super System) qu’il avait publié en 1978. Ce livre légendaire s’intitulait au départ How I Made Over One Million Dollars Playing Poker, et était vendu une petite fortune : 50 dollars (soit 233 dollars de 2023 !). Jusqu’ici, les manuels de poker s’adressaient à des débutants pour jouer en famille ou entre amis. Celui-ci était le premier qui abordait le poker comme le font les livres d’échecs ou de bridge, avec le souci de rechercher en permanence le jeu optimal.

On peut dire que ce livre a été premier tournant stratégique du poker moderne. Il y a bien un AVANT et un APRES Super/System. C’est indéniable. Ceux qui jouaient après comme ils jouaient avant étaient définitivement ringardisés. Brunson s’en est voulu un temps d’avoir sorti ce livre, car il trouvait des adversaires de plus en plus coriaces qui utilisaient ses propres conseils. Assez vite il a découvert la parade, en anticipant leurs moves.

Pas étonnant qu’on retrouve parmi les intervenants de ce livre collégial des pointures comme David Sklansky (auteur de Poker Théorie) ou Mike Caro (auteur de Poker Arsenal) ! Si j’avais lu ce livre, le mien eût été bien différent. C’était encore le temps où très peu de gens communiquaient autour du poker, qui était un jeu honteux dont personne ne se réclamait, à part quelques truands… ou quelques champions américains devenus professionnels, dans ces tournois qui avaient vu le jour en 1969 – et non 1970, qui est l’année des premières WSOP ; celles-ci se sont inspirées d’un premier tournoi expérimental qui s’était déroulé en 1969 à Reno, « la plus petite grande ville du monde ». Cet historique est rappelé dans la dernière édition de Poker Super System par un des « pontes » de l’époque, Crandell Addington, ancien pétrolier texan et figure du poker végasien.

Page de titre de la version originale de "Super/System" (1978).

Page de titre de la version originale de "Super/System" (1978).

Au moment où j’ai lancé Fantaisium, je voulais créer le maximum de traductions en français des meilleurs livres américains, ce qui explique mon voyage à Las Vegas pendant les WSOP 2007, où j’ai signé alors pas mal de contrats avec Two Plus Two Publishing et Cardoza Publishing. Parmi mes premiers choix, il y eut bien sûr les Harrington, mais aussi Poker Super System et bien entendu le livre de souvenirs du grand homme, que j’ai titré en français Poker 50/50 : 50 ans de poker, 50 coups d’enfer. Ce livre compte en réalité 51 coups de poker, le 51e étant celui que j’ai disputé moi-même avec Doyle Brunson aux premières WSOP Europe à Londres, en 2007.

Physiquement parlant, Doyle était un grand type costaud qui en imposait à la table. Quand il disait « all-in » d’une voix forte, on avait tendance à le croire. Et mal en prenait aux « gendarmes » qui le payaient en soupçonnant le bluff, car il lui arrivait de pousser tous ses jetons avec les nuts ! Il affûtait sa connaissance adverse au fil des parties, et utilisait les « tells » au mieux.

Un jour, il a fini par avouer à Amarillo Slim qu’il avait un « tell » sur lui, qui lui avait rapporté plusieurs milliers de dollars au fil des années. Slim, fulminant, avait voulu savoir lequel. Doyle lui a répondu que quand il faisait une grosse relance, il ne comptait pas les jetons s’il bluffait, et les comptait s’il ne bluffait pas. Slim l’a remercié de ce cadeau, car rares sont les joueurs de poker qui vous dévoilent les tells qu’ils ont sur vous !

Dans Poker Super System, son chapitre sur le hold’em no-limit reste un modèle du genre. Il compte une centaine de pages et Doyle l’a écrit en 1977, sans en changer une virgule pour la réédition de 2004. Encore aujourd’hui, ce texte est avant-gardiste car il décrit la manière de jouer de Doyle, celle qui l’a fait gagner régulièrement en cash-game dans les années 60 et 70, quand il allait de ville en ville dans les cités pétrolières du Texas avec ses deux compères, Amarillo Slim et Sailor Roberts (on appelait ces joueurs des « rounders »). On y découvre avant l’heure le poker hyper-agressif qui a pris place progressivement au fil des années suivantes, qui demeure l’une des clés de ce jeu pratiqué en no-limit et qui est l’apanage de Doyle Brunson.

C’était aussi un satané joueur qui se risquait beaucoup sur le sport, notamment les matches de basket, jeu où il avait excellé pendant ses études. Il était alors pressenti pour le championnat national quand une vilaine blessure au genou l’a dirigé vers un métier moins sportif : d’abord prof, puis joueur de poker quand il s’est rendu compte qu’il y gagnait en un soir ce qu’il gagnait en un mois en étant prof. Plus tard, il s'est avéré d'un bon niveau au golf, et relevait presque toujours les défis proposés par les autres joueurs de poker sur le green. Mais contrairement à un Stu Ungar qui repoussait toujours les limites du jeu et des mises sans stratégie réelle, Doyle Brunson savait refuser le pari de trop, le pari trop gros… tout en exerçant son métier de pro du jeu, c’est-à-dire n’accepter que des paris où il se trouvait un avantage.

Du temps où beaucoup ignoraient les probabilités du poker, il avait accepté de parier 10.000 dollars contre deux joueurs qui soutenaient que AK gagnait sur le long terme contre 22. Ils ont donné ainsi 100 mains en notant les résultats. A la fin, la paire de Deux avait une légère avance, et Brunson a empoché ses gains. Il a reconnu que c’était un pari facile, puisque grâce à Sklansky il connaissait les principales probabilités calculées par ordinateur. On est là juste après l’époque où les gros flambeurs du Texas croyaient que la meilleure main de départ était JTs… C’est dire le gouffre qu’il y avait entre croyance et réalité !

Il a gagné un peu plus de 6 millions de dollars en tournois dans sa carrière, mais en valeur corrigée de l’inflation, cela fait un peu plus de 10 millions. Ce qui le place, au moment de sa mort, juste derrière Davidi Kitai et devant des joueurs aussi fameux que David Williams, Barry Greenstein,  Greg Raymer (champion du main event), Doug Polk, Antoine Saout, Huck Seed (champion du main event), Pius Heinz

Doyle Brunson entre dans l’éternité du poker

Sachez que si vous recevez la main T2, offsuit ou suited, vous avez une « Doyle Brunson » ou une « Texas Dolly » : la main qui lui a donné deux fois la victoire au main event WSOP, en 1976 et 1977. Mon conseil : allez-y quand même doucement avec cette main, en « one-shot » : attaquez, mais si on vous colle, faites profil bas si le tableau ne dit rien de plus…

Pour terminer cette évocation, quoi de mieux que de voir « Texas Dolly » dans son élément, autour de 2010 ? C’est-à-dire en cash-games, contre des joueurs de haut vol (Tony G, Daniel Negreanu, Phil Galfond…). Cette vidéo « best of » ci-dessous décrit bien le type de jeu qu’il pratiquait.

R.I.P., Champion !

 

 

 

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