Maîtrise de soi : retour sur Eric Tabarly

Publié le par Francois M.

Le 30/06/ 2008, il y a une quinzaine d'années donc, j'ai publié un article dans ce blog en hommage à Eric Tabarly, à l'occasion des 10 ans de sa disparition et de la sortie du film "Tabarly" (il est mort la même année que Stu Ungar). "Tabarly était le joueur de poker de la mer, le meilleur de tous", avais-je conclu.

Paraît aujourd'hui chez Arthaud un livre de souvenirs, celui de Gérard Petipas ("Marin"), qui fut le compagnon de route de Tabarly, l'homme qui a sans doute partagé le plus d'aventures avec lui. L'image de couverture me fascine : on y voit Gérard en premier plan, et derrière, les deux monstres sacrés de la course au large, Eric Tabarly et Olivier de Kersauzon, "l'amiral" (qui était élève de Tabarly).

Maîtrise de soi : retour sur Eric Tabarly

Bon. Mais quel rapport avec le poker ? Je reviens simplement sur l'idée qu'en mer, on est seul contre les éléments, petite chose luttant désespérément au milieu du déchaînement ou du calme plat… à l'image d'un tournoi de poker, où il faut gérer chaque coup l'un après l'autre, sentir les opportunités, se retirer du coup au bon moment, etc.

Mais si je reviens sur ce sujet maritime aujourd'hui, c'est aussi pour évoquer le sujet de la maîtrise de soi, si importante au poker quand on essuie des bad-beats, quand on ne reçoit plus de cartes, quand toute tentative devient compliquée… La maîtrise de soi nous évite de tomber dans le fameux Fun Gaming Syndrom défini par Mike Caro. Elle est illustrée à merveille par un témoignage "sur le vif" signé Antoine Croyère, qui fut équipier sur Pen Duick VI de juillet 1973 à juin 1974. Ce témoignage n'est pas en ligne mais dans la dernière newsletter de l'Association Eric Tabarly, dont je suis membre. On sent le vécu, on sent le tourment, et je terminerai cet article par lui :

"Je voudrais, à travers ce court témoignage, évoquer ce qui fut pour moi l’un des traits de caractère d’Eric les plus marquants et les plus riches d’enseignement, la maîtrise de soi.

"Nous étions début octobre 1973. J’avais eu le haut privilège de faire partie de l’équipage de Pen Duick VI pour la première Whitbread.

"Cela faisait plus de trois semaines que nous avions quitté Portsmouth. Nous nous rapprochions du Tropique du Capricorne, soit une vingtaine de degrés de latitude sud et nos plus proches concurrents se trouvaient à plusieurs jours derrière nous. Le bateau était au près serré dans 35 Nœuds établis, plutôt surtoilé comme Eric aimait toujours naviguer. La mer était dure et Pen Duick tapait méchamment.

"Nous venions de changer de quart… et soudain, c’était peu après minuit, le bateau, qui accusait une gite respectable, se redressa très brutalement. Chacun à bord comprit immédiatement ce qu’il venait de se produire.

"Pour Eric, ce démâtage était une vraie catastrophe… Il s’était tellement investi dans ce projet et il était criblé de dettes à cause de Pen Duick VI.

"Et pourtant, là où on aurait compris qu’Eric réagisse en tapant du pied, en hurlant ou en se prostrant comme l’auraient fait la plupart des skippers, il organisa calmement les opérations de largage du mat et de mise en place d’un gréement de fortune avant de regagner la table à cartes pour étudier la meilleure route à faire et annoncer notre fortune de mer à la BLU et en morse…

"Je pourrais aussi évoquer un autre aspect de la personnalité d’Eric : il n’était pas rare, par suite de la maladresse de l’un d’entre nous, qu’une manœuvre soit loupée entraînant par exemple la déchirure d’un spi. Alors Eric lâchait en général « oh, merde alors, les gars faut faire gaffe… ! », mais en ne s’en prenant jamais directement au fautif… Jamais il n’a pris un équipier pour bouc émissaire ; jamais il n’a humilié l’un d’entre nous.

"Une telle maîtrise de soi a été, pour le jeune équipier que j’étais alors, une belle leçon de vie qui m’a bien aidé lorsque je me suis moi-même retrouvé face à des responsabilités professionnelles dans des situations délicates."

Tirons profit de ce qu'ont vécu nos devanciers.

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