Le livre "Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la vie d'un joueur"
"Back to the business !"
Vous avez forcément entendu cette phrase dans une partie live, ou même en chat dans du online. C'est celui qui a été noir comme le charbon pendant un nombre variable de coups qui, ENFIN, sort la tête de l'eau. C'est ce que je dis aujourd'hui : back to the business. Comme beaucoup, je pense, j'ai l'impression d'avoir subi une longue plongée en sous-marin et que, cette fois, le sous-marin fait surface. Pour ceux qui liraient cet article dans de longues années, sachez que nous venons, mes congénères et moi, de vivre une pandémie ponctuée de 3 périodes de confinement ou de semi-confinement, avec la plupart des boutiques fermées, interdit de s'amuser – donc, entre autres, plus de clubs de poker ouverts. Ca a duré à peu près 14 mois, depuis mars 2020.
Mais je n'en dirai pas plus sur cet avatar qui nous a tous fait basculer dans le monde des anciens combattants, de ceux qui ont quelque chose à raconter à leurs (futurs ?) petits-enfants. Revenons à ce qui nous intéresse… le poker. Je suis resté très longtemps silencieux à défaut d'être licencieux, mais c'était parce que le monde du poker, à part quelques avanies d'outre-Atlantique et quelques grenouillages online, avait atteint le stade de mort cérébrale. Tout juste si quelques flibustiers pris la main dans le sac dans les clandés m'ont mis du baume au coeur. On me voyait plus sur Facebook que sur mon blog, c'est dire.
Je reviens donc progressivement à la vie, comme tout un chacun.
Avec une lecture. Je vous en ai proposé beaucoup dans ce blog depuis 2006 (15 ans ! wow…), des bonnes, des moins bonnes, et celle-ci a une particularité. Ce sont les mémoires (en 126 pages) d'un joueur de poker, un de ceux que j'ai croisés à l'ACF du temps de sa splendeur. L'homme s'appelle Pierre Muller, et comme beaucoup de joueurs parisiens il venait avec un bout de son Algérie natale, chair rude mais souvent chaleureuse.
Le titre : "Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la vie d'un joueur", titre hélas trompeur, car on est loin ici de l'exhaustivité promise. Mais titre accrocheur néanmoins, pour un genre qui est sans doute le plus difficile, à savoir l'autobiographie. Pierre Muller commence quand il était gamin à Marseille et a vécu ses premiers émois sportifs en football, puis enquille avec le jeu de boules, qui dans le Sud n'a rien à voir avec le jeu puisqu'il s'agit d'une religion. Il ne tarde pas à se rapprocher de Paris et à s'enflammer avec le turf, et là ce sont les haies de l'hippodrome d'Enghien et d'Auteuil ("Le Temple de l'Obstacle") qui défilent sous nos yeux.
Une fois ces joyeusetés avalées dans les 50 premières pages, on passe aux choses sérieuses avec la multicolore. Reverra-t-on un jour ce jeu à Paris ? Je l'ignore, mais il a chauffé les salles pendant de longues décennies. Je me souviens encore de celui du Cercle cadet, à droite en entrant, en bas d'un escalier, avec des gradins et, en face, le panneau de sortie des numéros. Certains soirs on retrouvait l'ambiance folle du film "Macao, enfer du jeu", avec au centre le lanceur qui envoyait d'un coup de queue (de billard) rageur la boule dans le cylindre où elle hésitait à n'en plus finir à s'immobiliser dans un creux. Et il m'a bien semblé une fois reconnaître la silhouette furtive de Maurice Dekobra en personne -- de même que, un autre soir, j'ai aperçu celle, plus ramassée, d'un Philippe Bouvard non loin d'un cylindre de roulette au casino d'Enghien -- "L'Oursin" était sur les tapis verts ! Puis déboule le poker, plus exactement les parties privées de cash.
C'est là que le livre bascule et qu'on comprend que Pierre Muller est sincère. Il enjolive peut-être parfois, probablement même, mais il est fondamentalement sincère dans ce qu'il écrit. Et c'est la raison unique pour laquelle je cite ce livre, d'autant plus rare qu'en général, les joueurs sont comme les tueurs d'enfants : ils n'assument pas. Pierre Muller, lui, n'a tué personne et assume.
Le livre en tant qu'objet n'a pas grand'chose pour lui : la mise en page est celle d'un mémoire administratif et les éditions Maïa devraient quand même savoir ce que veut dire "lettre à empattement", imprimée sur un papier offset de base, alors qu'il aurait fallu du bouffant… Mais peu importe, l'essentiel est le texte. Pierre Muller n'est pas un grand écrivain, d'ailleurs il dit lui-même qu'il n'en a pas la prétention. Mais il l'est suffisamment pour témoigner et nous entraîner dans ses aventures.
Pour tous les nouveaux venus au poker, ce sera sans doute une grande découverte que de savoir qu'avant le hold'em, le poker existait déjà et qu'on l'appelait poker fermé. Rendez-vous compte : aucune carte n'était visible ! Mais comment, je vous le demande, comment peut-on pratiquer un tel jeu ? Comment, en l'absence de toute carte visible, peut-on calculer des ranges, des espérances de gain, des fold equities ? Les réponses sont dans le livre, et l'instinct y joue un grand rôle. J'ai moi-même pratiqué le fermé pendant une dizaine d'années avant que ce jeu meure de sa belle mort, remplacé progressivement par les variantes ouvertes, et l'auteur nous fait vivre aussi ce basculement qui a modifié beaucoup de repères. C'est aussi un des intérêts de ce livre : son aspect ethnologique. La tribu des joueurs a changé peu à peu ses outils, et s'est au fil des mois réorganisée.
Rappelez-vous 1927 : l'avènement du cinéma parlant. Quelques grands noms du muet, qui exagéraient le trait de leurs émotions pour mieux les faire passer au spectateur, ont dû sauter de la barque contre leur gré, simplement parce qu'elles avaient des voix de fausset. De mimes, ils devenaient comédiens complets, et en ce temps d'avant la post-synchro, certaines voix ne collaient pas. Certaines stars du cinéma muet ont fini dans la misère.
Il faut s'adapter au nouvel environnement. Bon gré mal gré, Pierre Muller l'a fait comme les autres, et ça lui a plutôt réussi, simplement parce que tout restait à découvrir à ce moment, à cheval sur les années 80 et 90. (Pour ma part, mon premier ouvert était un Stud7 et a eu lieu en 1983, mais c'était plus une partie-test que le début d'un nouveau pli.) S'adapter ou mourir, certes, mais il y avait alors un énorme avantage pour tous : comme l'immense majorité des joueurs ne connaissaient rien aux nouvelles formes d'ouvert, il y avait un potentiel de progression énorme pour ceux qui se donnaient la peine d'étudier le jeu. Pierre Muller est de ceux-là. Comme dans toutes les disciplines, c'est celui qui fait le plus d'efforts pour comprendre qui réussit le mieux.
A cette question propre au jeu s'ajoute celle de la gestion de la variance. Déjà qu'à 1.000 mains par jour, on en souffre durement online, à 100 mains par jour le jeu live vous fait vivre de longs trends où soit vous pensez que vous êtes béni des dieux, soit vous imaginez que vous êtes maudit. Ces émotions, l'auteur nous les restitue brutes de fonderie, et toujours, dans ces moments cruels d'isolement et de souffrance, il trouvait sa dernière bouée : son père et les principes qu'il lui avait inculqués. Jeanne entendait des voix, Pierre aussi, mais c'était celle de son père qui lui disait de tenir dans les moments difficiles. Et Pierre nous le redit : il jouait tous les jours. Au fil des années, il allait dans des parties bien établies, régulières, jouées dans des endroits stables… jusqu'au jour où il a décidé de monter la sienne. L'auteur n'est pas avare en détails sur les joueurs, il les nomme même -- j'en ai reconnu quelques-uns, dont le plus marquant est sans doute le truculent Robert Cohen, qui avait participé comme coach aux poker camps brésiliens en 2006-2007, dont les comptes rendus figurent encore dans ce blog.
J'ajouterai pour terminer que ce livre restitue le parcours d'un homme qui a su tirer un revenu régulier du poker, sous couvert d'un job de cheminot à mi-temps, qui s'est même offert le luxe d'une place payée aux WSOP dans le senior de Vegas en 2014, et qui, comme tout joueur régulier, a connu les périodes grasses et les périodes crasses -- tout en conservant une famille et des enfants, ce qui est rare dans notre confrérie.
• "Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la vie d'un joueur", éditions Maïa, 127 p., 21€.