A mort Montmirel !
Ca s’est passé dimanche 11 janvier au soir à Enghien, à la table à 500. Après une heure d’attente, une place se libère enfin, et je m’assois avec un tapis de 500 après avoir changé 1.000. La table a ouvert depuis peu et les tapis sont modestes. Le plus gros tourne est aux alentours de 800 seulement. Je connais 2 joueurs sur mes 9 adversaires. Raquel, que j’affronte pour la première fois, et Cédric, à qui j’avais donné des cours il y a quelque temps.
Comme j’entre dans la structure de blinds, je ne participe pas au premier coup, non relancé, gagné par une paire de 9, la deuxième du flop. Au deuxième coup, je reçois A-A à l’avant-bouton.
J’ai quelques mauvais souvenirs de grosses mains reçues en début de session, mais le plus important ici est de bien la jouer. Je ne suis pas supersticieux. Et pourtant… Sur les blinds 5-10, un joueur relance à 35, un autre à 75. Diable, le coup est sévèrement engagé… Je vais donc protéger mon monstre. Le premier relanceur a un tapis de 100, le deuxième a 430, aussi envoyer le tapis peut se comprendre pour l’isoler… ou faire coucher tout le monde, et je ne veux pas non plus faire fuir tous mes financiers. J’ai un buy-in d’avance, je me dis que c’est un bon moment pour tenter un gros gain. Si je rate mon coup, je sortirai mes 500 de réserve de ma poche pour un deuxième galop. Donc je fais une sur-lance standard, à 200.
A ma grande surprise, le bouton paie. Le premier relanceur envoie ses 65 restants, et le deuxième… envoie son tapis, soit 430 en tout. Evidemment je paie. Le bouton aussi, dont le tapis est légèrement inférieur au mien. Nous allons voir le flop et j’ai deux adversaires qui peuvent me prendre la quasi-totalité du tapis. Les cartes vont décider.
Le tableau donne
J’abats mon over-pair. Le deuxième relanceur abat K-K et le premier relanceur, K-J. Le bouton, je crois, avait A-T à pique. Et je prends un méga pot de plus de 1.500. Après déduction du rake, j’ai 1.440 et des poussières devant moi. Tout en rassemblant mes jetons, je confie à Raquel, qui était petit blind : « Je me demande si je vais rester… » Il faut dire que j’ai eu ma dose de poker aujourd’hui. J’ai fait l’Omaha 500 aux EFOP de l’Aviation. Et surtout, je sais par expérience que deux buy-ins sont mon gain moyen aux tables de cash d’Enghien, quantité que je viens d’atteindre.
Alors je fais ni une ni deux. Je prononce la fatidique « Place libre », rassemble mes piles de jetons et me lève. C’est là que l’accrochage a eu lieu. Oh, pas énorme, mais j’ai senti des mitraillettes sur moi. A mort Montmirel ! Un joueur qui n’avait pas pris part au coup, et qui était absent de la table quand j’y suis arrivé, m’a lancé : « Monsieur, il y a une éthique au poker !» Je sais qu’il y a une éthique. Mais je ne voulais pas répondre, ou alors pas sur ce terrain. J’ai donc dit : « Si je viens jouer, c’est pour gagner. J’ai gagné donc je m’en vais. » J’entendais d’autres protestations alors j’ai ajouté : « Vous pourrez regagner cet argent la semaine prochaine. Pour le moment, un autre joueur va me remplacer et vous pourrez lui prendre le sien. »
Je ne me sentais aucunement coupable. Et je ne regrette rien, d’autant qu’en 32 ans de poker, c’était la première fois que je gagnais 2 buy-ins au premier coup joué de la soirée. Donc je le referai si cela se reproduit. Il faut dire que j’en ai soupé de ces joueurs qui essaient de vous culpabiliser quand vous gagnez « leur » argent, alors qu’il ne s’agit que d’un argent qui ne leur appartient plus dès qu’il est au pot. J’aurais pu rester hypocritement à faire semblant de jouer une dizaine de coups avant de partir, mais j’aurais perdu mon temps et je pense que j’aurais aussi eu droit à des remontrances. A la place, j’ai préféré donner mes blinds tout de suite à la croupière comme pourboire.
L’éthique au poker, pour moi, c’est d’abord ne pas tricher et respecter les règles du jeu. Il y a à ces tables de cash de casino des centaines de joueurs qui passent leur temps à montrer qu’ils sont les maîtres du poker alors qu’ils en sont les esclaves, et ce n’est pas éthique. Ceux qui demandent à voir les cartes « qui seraient tombées s’ils avaient payé », ce n’est pas éthique. Ceux qui font de fausses relances ou qui parlent sciemment avant leur tour, ce n’est pas éthique. Ceux qui houspillent le gagnant du coup parce qu’il a mal joué, ce n’est pas éthique. Alors se lever après avoir gagné un gros coup, ce ne serait pas éthique ? Je laisse chacun juge.
En revanche, je n’aurais jamais pris mon gain si j’étais venu à une partie privée. Dans ces parties, on joue plus pour se détendre entre gens de bonne compagnie et pour « voir de la carte » que pour gagner de l’argent. D’ailleurs, beaucoup d’entre elles interdisent à tout gagnant de quitter le jeu avant l’heure fixée, et j’estime que c’est une bonne règle. C’est parce que cette règle n’existe pas dans les cercles et les casinos que vous pouvez jouer la chanson de « Prends l’oseille et tire-toi. »
Le côté éthique étant hors de propos, examinons le coté rentabilité de la chose.
Quand je joue à une table où j’ai détecté un edge, je dois y rester et traire la vache. Un edge est un avantage global qui me dit : oui, cette table va te rapporter à long terme, donc garde ta place. Un ege provient d’abord de la présence d’un certain nombre de joueurs faibles. Pour détecter cet edge, il faut une demi-heure à une heure d’observation.
Dans mon cas, je venais d’arriver et n’avais aucune information sur personne, sauf sur Cédric que je savais joueur solide. Un autre joueur a relancé puis envoyé tapis avec K-J mais il était à la ramasse, avec un tapis de 100, ce qui ne me donne pas d’info. Un autre a relancé et envoyé le tapis avec K-K, ce qui ne donne pas d’info non plus. Un troisième, enfin, a suivi la relance puis payé le tapis avec A-10 assortis, et là, par contre, je peux dire que j'ai une info, et une belle !
Conclusion : ce coup ne m’a pas donné d’info que sur un seul adversaire. Le coup précédent ne m'a pas donné d'info puisque les joueurs avaient de petites mains et n’ont pas ajouté d’argent depuis le flop. Donc, après avoir gagné, j’ignorais presque totalement si j’avais un edge sur cette table. Ayant à ce moment déjà atteint mon gain moyen de deux buy-ins, la question était : est-ce que j’ai une cote pour gagner plus si je continue de jouer ?
A vrai dire, c’est ce que j’ai pensé quand j’ai parlé à Raquel juste avant de me lever. Avais-je vraiment plus d’une chance sur deux d’augmenter mon gain à une table que je n’avais pas encore évaluée ? Il est bien sûr impossible de répondre. J’aurais pu le faire une heure plus tard, après le round d’observation de rigueur… qui aurait exposé mon gain. Voilà pourquoi, d’un point de vue financier, j’estime avoir pris la bonne décision.
Maintenant, vous pensez peut-être que j’ai été terriblement frustré d’avoir fait une demi-heure de route puis attendu une heure avant de jouer, pour ne faire qu’un seul coup. Pas le moins du monde. Combien de fois ai-je combattu des heures, affûtant mon jeu, lisant les adversaires, calculant mes cotes au plus près, pour perdre mes gains sur un coup énorme où l’adversaire touche son tirage impossible ? Il est normal que ces nuits infernales et perdantes soient compensées par des sessions courtes et profitables.
Pour conclure, je ne vais pas chanter haut et fort que je suis fier de mon attitude. Je la déplore car j’aurais bien aimé jouer plus longtemps. J’adore combattre sur le tapis vert. Je l’ai fait des milliers de fois, contre des casinos (blackjack) ou contre des humains (poker), toujours avec la même jubilation. Mais jouer n’est qu’un prétexte pour gagner. Gagner est l’ultime finalité, en tout cas pour moi. Je laisse d’autres jouer pour jouer, car c'est grâce à eux si je peux jouer pour gagner.